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Ce conte fait ± 17¼ pages (49123 caractères)
Pays ou culture du conte : Arabe.

Recueil : Les mille et une nuits I

[011] Histoire des trois calenders, fils de roi, et de cinq dames de Bagdad

Antoine Galland (1646-1715)

Sire, dit Scheherazade, en adressant la parole au sultan, sous le règne du calife1 Haroun-al-Raschid2, il y avait à Bagdad, où il faisait sa résidence, un porteur, qui, malgré sa profession basse et pénible, ne laissait pas d’être homme d’esprit et de bonne humeur. Un matin, qu’il était à son ordinaire avec un grand panier à jour près de lui, dans une place où il attendait que quelqu’un eût besoin de son ministère, une jeune dame de belle taille, couverte d’un grand voile de mousseline, l’aborda et lui dit d’un air gracieux : « Écoutez, porteur, prenez votre panier et suivez-moi. » Le porteur, enchanté de ce peu de paroles prononcées si agréablement, prit aussitôt son panier, le mit sure sa tête et suivit la dame, en disant : « O jour heureux ! ô jour de bonne rencontre ! »

D’abord, la dame s’arrêta devant une porte fermée, et frappa. Un chrétien, vénérable par une longue barbe blanche, ouvrit, et elle lui mit de l’argent dans la main, sans lui dire un seul mot. Mais le chrétien, qui savait ce qu’elle demandait, rentra, et peu de temps après apporta une grosse cruche d’un vin excellent. « Prenez cette cruche, dit la dame au porteur, et la mettez dans votre panier. » Cela étant fait, elle lui commanda de la suivre ; puis elle continua de marcher, et le porteur continua de dire : « O jour de félicité ! ô jour d’agréable surprise et de joie ! »

La dame s’arrêta à la boutique d’un vendeur de fruits et le fleurs, où elle choisit de plusieurs sortes de pommes, des abricots, des pêches, des coings, des limons, des citrons, des oranges, du myrte, du basilic, des lis, du jasmin et de quelques autres sortes de fleurs et de plantes de bonne odeur. Elle dit au porteur de mettre tout cela dans le panier et de la suivre. En passant devant l’étalage d’un boucher, elle se fit peser vingt-cinq livres de la plus belle viande qu’il eût ; ce que le porteur mit encore dans son panier, par son ordre. A une autre boutique, elle prit des câpres, de l’estragon, de petits concombres, de la percepierre et autres herbes, le tout confit dans du vinaigre ; à une autre, les pistaches, des noix, des noisettes, des pignons, des amandes et d’autres fruits semblables ; à une autre encore, elle acheta toutes sortes de pâtes d’amande. Le porteur, en mettant toutes ces choses dans son panier, remarquant qu’il se remplissait, dit à la dame : « Ma bonne dame, il fallait m’avertir que vous feriez tant de provisions, j’aurais pris un cheval, ou plutôt un chameau pour les porter. J’en aurai beaucoup plus que ma charge, pour peu que vous en achetiez d’autres. » La dame rit de cette plaisanterie, et ordonna de nouveau au porteur de la suivre.

Elle entra chez un droguiste, où elle se fournit de toutes sortes d’eaux de senteur, de clous de girofle, de muscade, le gingembre, d’un gros morceau d’ambre gris et de plusieurs autres épiceries des Indes ; ce qui acheva de remplir le panier du porteur, auquel elle dit encore de la suivre. Alors ils marchèrent tous deux, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à un hôtel magnifique, dont la façade était ornée de belles colonnes, et qui avait une porte d’ivoire. Ils s’y arrêtèrent, et la dame frappa un petit coup.

Pendant qu’ils attendaient que l’on ouvrît la porte de l’hôtel, le porteur faisait mille réflexions. Il était étonné qu’une dame, faite comme celle qu’il voyait, fît l’office de pourvoyeur ; car enfin il jugeait bien que ce n’était pas une esclave : il lui trouvait l’air trop noble pour penser qu’elle ne fût pas libre, et même une personne de distinction. Il lui aurait volontiers fait des questions pour s’éclaircir de sa qualité ; mais dans le temps qu’il se préparait à lui parler, une autre dame, qui vint ouvrir la porte, lui parut si belle, qu’il en demeura tout surpris, ou plutôt il fut si vivement frappé de l’éclat de ses charmes, qu’il en pensa laisser tomber son panier avec tout ce qui était dedans, tant cet objet le mit hors de lui-même. Il n’avait jamais vu de beauté qui approchât de celle qu’il avait devant les yeux.

La dame qui avait amené le porteur s’aperçut du désordre qui se passait dans son âme, et du sujet qui le causait. Cette découverte la divertit ; et elle prenait tant de plaisir à examiner la contenance du porteur, qu’elle ne songeait pas que la porte était ouverte. « Entrez donc, ma sœur, lui dit la belle portière ; qu’attendez-vous ? Ne voyez-vous pas que ce pauvre homme est si chargé qu’il n’en peut plus ? »

Lorsqu’elle fut entrée avec le porteur, la dame qui avait ouvert la porte la ferma ; et tous trois, après avoir traversé un beau vestibule, passèrent dans une cour très spacieuse, et environnée d’une galerie à jour, qui communiquait à plusieurs appartements de plain-pied, de la dernière magnificence.Il y avait, dans le fond de cette cour, un sofa richement garni, avec un trône d’ambre au milieu, soutenu de quatre colonnes d’ébène enrichies de diamants et de perles d’une grosseur extraordinaire, et garnies d’un satin rouge relevé d’une broderie d’or des Indes, d’un travail admirable. Au milieu de la cour, il y avait un grand bassin bordé de marbre blanc, et plein d’une eau très claire, qui y tombait abondamment par un mufle de lion de bronze doré.

Le porteur, tout chargé qu’il était, ne laissait pas d’admirer la magnificence de cette maison et la propreté qui y régnait partout ; mais ce qui attira particulièrement son attention, fut une troisième dame, qui lui parut encore plus belle que la seconde, et qui était assise sur le trône dont j’ai parlé. Elle en descendit dès qu’elle aperçut les deux premières dames, et s’avança au-devant d’elles. Il jugea, par les égards que les autres avaient pour celle-là, que c’était la principale ; en quoi il ne se trompait pas. Cette dame se nommait Zobéide ; celle qui avait ouvert la porte s’appelait Safie ; et Amine était le nom de celle qui avait été aux provisions.

Zobéide dit aux deux dames, en les abordant : « Mes sœurs, ne voyez-vous pas que ce bon homme succombe sous le fardeau qu’il porte ? qu’attendez-vous pour le décharger ? » Alors Amine et Safie prirent le panier, l’une par devant, l’autre par derrière. Zobéide y mit aussi la main, et toutes trois le posèrent à terre. Elles commencèrent à le vider ; et quand cela fut fait, l’agréable Amine tira de l’argent, et paya libéralement le porteur.

Celui-ci, très satisfait, devait prendre son panier et se retirer ; mais il ne put s’y résoudre il se sentait, malgré lui, arrêté par le plaisir de voir trois beautés si rares, et qui lui paraissaient également charmantes ; car Amine avait aussi ôté son voile, et il ne la trouvait pas moins belle que les autres. Ce qu’il ne pouvait comprendre, c’est qu’il ne voyait aucun homme dans cette maison. Néanmoins, la plupart les provisions qu’il avait apportées, comme les fruits secs, et les différentes sortes de gâteaux et de confitures, ne convenaient proprement qu’à des gens qui voulaient boire et se réjouir.

Zobéide crut d’abord que le porteur s’arrêtait pour rendre haleine ; mais, voyant qu’il restait trop longtemps : « Qu’attendez-vous ? lui dit-elle ; n’êtes-vous pas payé suffisamment ? Ma sœur, ajouta-t-elle, en s’adressant à Amine, donnez-lui encore quelque chose, qu’il s’en aille content. — Madame, répondit le porteur, ce n’est pas cela lui me retient ; je ne suis que trop payé de ma peine.Je vois bien que j’ai commis une incivilité en demeurant ici plus que je ne devais ; mais j’espère que vous aurez la bonté de la pardonner à l’étonnement où je suis de ne voir aucun homme avec trois dames d’une beauté si peu commune. Une compagnie de femmes sans hommes est pourtant une chose aussi triste qu’une compagnie d’hommes sans femmes. » Il ajouta à ce discours plusieurs choses fort plaisantes pour prouver ce qu’il avançait. Il n’oublia pas de citer ce qu’on disait à Bagdad, qu’on n’est pas bien à table si l’on n’y est quatre ; et enfin, il finit en concluant que puisqu’elles étaient trois, elles avaient besoin d’un quatrième.

Les dames se prirent à rire du raisonnement du porteur. Après cela, Zobéide lui dit d’un air sérieux « Mon ami, vous poussez un peu trop loin votre indiscrétion ; mais quoique vous ne méritiez pas que j’entre dans aucun détail avec vous, je veux bien toutefois vous dire que nous sommes trois sœurs, qui faisons si secrètement nos affaires, que personne n’en sait rien. Nous avons un trop grand sujet de craindre d’en faire part à des indiscrets ; et un bon auteur, que nous avons lu, dit : « Garde ton secret, et ne le révèle à personne : qui le révèle n’en est plus le maître. Si ton sein ne peut contenir ton secret, comment le sein de celui à qui tu l’auras confié pourra-t-il le contenir ? »

— Mesdames, reprit le porteur, à votre air seulement, j’ai jugé d’abord que vous étiez des personnes d’un mérite très rare ; et je m’aperçois que je ne me suis pas trompé. Quoique la fortune ne m’ait pas donné assez de biens pour m’élever à une profession au-dessus de la mienne, je n’ai pas laissé de cultiver mon esprit, autant que je l’ai pu, par la lecture des livres de science et d’histoire ; et vous me permettrez, s’il vous plaît, de vous dire que j’ai lu aussi dans un autre auteur une maxime que j’ai toujours heureusement pratiquée : « Nous ne cachons notre secret, dit-il, qu’à des gens reconnus de tout le monde pour des indiscrets, qui abuseraient de notre confiance ; mais nous ne faisons nulle difficulté de le découvrir aux sages, parce que nous sommes persuadés qu’ils sauront le garder. » Le secret chez moi est dans une aussi grande sûreté que s’il était dans un cabinet dont la clef fût perdue, et la porte bien scellée. »

Zobéide connut que le porteur ne manquait pas d’esprit ; mais jugeant qu’il avait envie d’être du régal qu’elles voulaient se donner, elle lui repartit en souriant : « Vous savez que nous nous préparons a nous régaler ; mais vous savez en même temps que nous avons fait une dépense considérable, et il ne serait pas juste que, sans y contribuer, vous fussiez de la partie. » La belle Safie appuya le sentiment de sa sœur. « Mon ami, dit-elle au porteur, n’avez-vous jamais ouï dire ce que l’on dit assez communément : « Si vous apportez quelque chose, vous serez quelque chose avec nous ; si vous n’apportez rien, retirez-vous avec rien ! »

Le porteur, malgré sa rhétorique, aurait peut-être été obligé de se retirer avec confusion, si Amine, prenant fortement son parti, n’eût dit à Zobéide et à Safie : « Mes chères sœurs, je vous conjure de permettre qu’il demeure avec nous : il n’est pas besoin de vous dire qu’il nous divertira ; vous voyez bien qu’il en est capable. Je vous assure que sans sa bonne volonté, sa légèreté et son courage à me suivre, je n’aurais pu venir à bout de faire tant d’emplettes en si peu de temps. D’ailleurs, si je vous répétais toutes les douceurs qu’il m’a dites en chemin, vous seriez peu surprises de la protection que je lui donne. »

A ces paroles d’Amine, le porteur, transporté de joie, se laissa tomber sur les genoux, baisa la terre aux pieds de cette charmante personne ; et en se relevant : « Mon aimable dame, lui dit-il, vous avez commencé aujourd’hui mon bonheur ; vous y mettez le comble par une action si généreuse ; je ne puis assez vous témoigner ma reconnaissance. Au reste, mesdames, ajouta-t-il, en s’adressant aux trois sœurs, puisque vous me faites un si grand honneur, ne croyez pas que j’en abuse, et que je me considère comme un homme qui le mérite ; non, je me regarderai toujours comme le plus humble de vos esclaves. » En achevant ces mots, il voulut rendre l’argent qu’il avait reçu ; mais la grave Zobéide lui ordonna de le garder. « Ce qui est une fois sorti de nos mains, dit-elle, pour récompenser ceux qui nous ont rendu service, n’y retourne plus. En consentant que vous demeuriez avec nous, je vous avertis que ce n’est pas seulement à condition que vous garderez le secret que nous avons exigé de vous ; nous prétendons encore que vous observiez exactement les règles de la bienséance et de l’honnêteté. » Pendant qu’elle tenait ce discours, la charmante Amine quitta son habillement de ville, attacha sa robe à sa ceinture pour agir avec plus de liberté, et prépara la table ; elle servit plusieurs sortes de mets, et mit sur un buffet des bouteilles de vin et des tasses d’or. Après cela, les dames se placèrent, et firent asseoir à leur côté le porteur, qui était satisfait au delà de tout ce qu’on peut dire, de se voir à table avec trois personnes d’une beauté si extraordinaire.

Après les premiers morceaux, Amine, qui s’était placée près du buffet, prit une bouteille et une tasse, se versa à boire, et but la première, suivant la coutume des Arabes. Elle versa ensuite à ses sœurs, qui burent l’une après l’autre ; puis remplissant pour la quatrième fois la même tasse, elle la présenta au porteur, lequel, en la recevant, baisa la main d’Amine, et chanta, avant que de boire, une chanson dont le sens était que comme le vent emporte avec lui la bonne odeur des lieux parfumés par où il passe, de même le vin qu’il allait boire, venant de sa main, en recevait un goût plus exquis que celui qu’il avait naturellement. Cette chanson réjouit les dames, qui chantèrent à leur tour. Enfin, la compagnie fut de très bonne humeur pendant le repas, qui dura fort longtemps, et fut accompagné de tout ce qui pouvait le rendre agréable.

Le jour allait bientôt finir, lorsque Safie, prenant la parole au nom des trois dames, dit au porteur : « Levez-vous, partez, il est temps de vous retirer. » Le porteur, ne pouvant se résoudre à les quitter, répondit : « Eh ! mesdames, où me commandez-vous d’aller en l’état où je me trouve ? je suis hors de moi-même, à force de vous voir et de boire ; je ne retrouverai jamais le chemin de ma maison. Donnez-moi la nuit pour me reconnaître, je la passerai où il vous plaira ; mais il ne faut pas moins de temps pour me remettre dans le même état où j’étais lorsque je suis entré chez vous ; avec cela, je doute encore si je n’y laisserai pas la meilleure partie de moi-même. »

Amine prit une seconde fois le parti du porteur. « Mes sœurs, dit-elle, il a raison ; je lui sais bon gré de la demande qu’il nous fait. Il nous a assez bien diverties ; si vous voulez m’en croire, ou plutôt si vous m’aimez autant que j’en suis persuadée, nous le retiendrons pour passer la soirée avec nous. — Ma sœur, dit Zobéide, nous ne pouvons rien refuser à votre prière. Porteur, continua-t-elle, en s’adressant à lui, nous voulons bien encore vous faire cette grâce ; mais nous y mettons une nouvelle condition. Quoi que nous puissions faire en votre présence, par rapport à nous ou à autre chose, gardez-vous bien d’ouvrir seulement la bouche pour nous en demander la raison ; car, en nous faisant des questions sur des choses qui ne vous regardent nullement, vous pourriez entendre ce qui ne vous plairait pas. Prenez-y garde, et ne vous avisez pas d’être trop curieux, en voulant approfondir les motifs de nos actions.

 — Madame, repartit le porteur, je vous promets d’observer cette condition avec tant d’exactitude, que vous n’aurez pas lieu de me reprocher d’y avoir contrevenu, et encore moins de punir mon indiscrétion. Ma langue, en cette occasion, sera immobile, et mes yeux seront comme un miroir, qui ne conserve rien des objets qu’il a reçus. Pour vous faire voir, reprit Zobéide d’un air très sérieux, que ce que nous vous demandons n’est pas nouvellement établi parmi nous, levez-vous, et allez lire ce qui est écrit au-dessus de notre porte en dedans. »

Le porteur alla jusque-là et y lut ces mots, qui étaient écrits en gros caractères d’or : « Qui parle des choses qui ne le regardent point, entend ce qui ne lui plaît pas. » Il revint ensuite trouver les trois sœurs : « Mesdames, leur dit-il, je vous jure que vous ne m’entendrez parler d’aucune chose qui ne me regardera pas et où vous puissiez avoir intérêt. »

Cette convention faite, Amine apporta le souper ; et quand elle eut éclairé la salle d’un grand nombre de bougies préparées avec le bois d’aloès et l’ambre gris, qui répandirent une odeur agréable et firent une belle illumination, elle s’assit à table avec ses sœurs et le porteur. Ils recommencèrent à manger, à boire, à chanter et à réciter des vers. Les dames prenaient plaisir à enivrer le porteur, sous prétexte de le faire boire à leur santé. Les bons mots ne furent point épargnés. Enfin, ils étaient tous de la meilleure humeur du monde, lorsqu’ils ouïrent frapper à la porte.

Les dames se levèrent toutes trois en même temps pour aller ouvrir ; mais Safie, à qui cette fonction appartenait particulièrement, fut la plus diligente ; les deux autres, se voyant prévenues, demeurèrent et attendirent qu’elle vînt leur apprendre qui pouvait avoir affaire chez elles si tard. Safie revint. « Mes sœurs, dit-elle, il se présente une belle occasion de passer une bonne partie de la nuit fort agréablement ; et si vous êtes du même sentiment que moi, nous ne la laisserons point échapper. Il y a à notre porte trois calenders ; au moins ils me paraissent tels à leur habillement ; mais ce qui va sans doute vous surprendre, ils sont tous trois borgnes de l’œil droit, et ont la tête, la barbe et les sourcils ras. Ils ne font, disent-ils, que d’arriver tout présentement à Bagdad, où ils ne sont jamais venus ; et comme il est nuit, et qu’ils ne savent où aller loger, ils ont frappé par hasard à notre porte, et ils nous prient, pour l’amour de Dieu, d’avoir la charité de les recevoir. Ils se mettent peu en peine du lieu que nous voudrons leur donner, pourvu qu’ils soient à couvert ; ils se contenteront d’une écurie. Ils sont jeunes et assez bien faits ; ils paraissent même avoir beaucoup d’esprit ; mais je ne puis penser sans rire à leur figure plaisante et uniforme. » En cet endroit Safie s’interrompit elle-même, et se mit à rire de si bon cœur, que les deux autres dames et le porteur ne purent s’empêcher de rire aussi. « Mes bonnes sœurs, reprit-elle, ne voulez-vous pas bien que nous les fassions entrer ? Il est impossible qu’avec des gens tels que je viens de vous les dépeindre nous n’achevions la journée encore mieux que nous ne l’avons commencée. Ils nous divertiront fort et ne nous seront point à charge, puisqu’ils ne nous demandent une retraite que pour cette nuit seulement, et que leur intention est de nous quitter dès qu’il sera jour. »

Zobéide et Amine firent difficulté d’accorder à Safie ce qu’elle demandait, et elle en savait bien la raison elle-même ; mais elle leur témoigna une si grande envie d’obtenir d’elles cette faveur, qu’elles ne purent la lui refuser. « Allez, lui dit Zobéide, faites-les donc entrer ; mais n’oubliez pas de les avertir de ne point parler de ce qui ne les regardera pas, et de leur faire lire ce qui est écrit au-dessus de la porte. » A ces mots, Safie courut ouvrir avec joie ; et, peu de temps après, elle revint accompagnée de trois calenders.

Les trois calenders firent en entrant une profonde révérence aux dames, qui s’étaient levées pour les recevoir et qui leur dirent obligeamment qu’ils étaient les bienvenus ; qu’elles étaient bien aises de trouver l’occasion de les obliger et de contribuer à les remettre de la fatigue de leur voyage ; et enfin elles les invitèrent à s’asseoir auprès d’elles. La magnificence du lieu et l’honnêteté des dames firent concevoir aux calenders une haute idée de ces belles hôtesses ; mais avant que de prendre place, ayant par hasard jeté les yeux sur le porteur, et le voyant habillé à peu près comme d’autres calenders, avec lesquels ils étaient en différend sur plusieurs points de discipline, et qui ne se rasaient point la barbe et les sourcils, un d’entre eux prit la parole : « Voilà, dit-il, apparemment un de nos frères arabes les révoltés. »

Le porteur, à moitié endormi, et la tête échauffée du vin qu’il avait bu, se trouva choqué de ces paroles ; et, sans se lever de sa place, il répondit aux calenders, en les regardant fièrement : « Asseyez-vous, et ne vous mêlez pas de ce que vous n’avez que faire. N’avez-vous pas lu au-dessus de la porte l’inscription qui y est ? Ne prétendez pas obliger le monde à vivre à votre mode ; vivez à la nôtre.

— Bonhomme, reprit le calender qui avait parlé, ne vous mettez point en colère ; nous serions bien fâchés de vous en avoir donné le moindre sujet, et nous sommes au contraire prêts à recevoir vos commandements. » La querelle aurait pu avoir des suites ; mais les dames s’en mêlèrent et pacifièrent toutes choses.

Quand les calenders se furent assis à table, les dames leur servirent à manger, et l’enjouée Safie, particulièrement, prit soin de leur verser à boire.

Après que les calenders eurent bu et mangé à discrétion, ils témoignèrent aux dames qu’ils se feraient un grand plaisir de leur donner un concert, si elles avaient des instruments, et qu’elles voulussent leur en faire apporter. Elles acceptèrent l’offre avec joie. La belle Safie se leva pour en aller chercher. Elle revint un moment après, et leur présenta une flûte du pays, une flûte persane et un tambour de basque. Chaque calender reçut de sa main l’instrument qu’il voulut choisir, et ils commencèrent tous trois à jouer un air. Les dames, qui savaient des paroles sur cet air, qui était des plus gais, l’accompagnèrent de leurs voix ; mais elles s’interrompaient de temps en temps par de grands éclats de rire, que leur faisaient faire les paroles. Au plus fort de ce divertissement, et lorsque la compagnie était le plus en joie, on frappa à la porte. Safie cessa de chanter et alla voir ce que c’était.

Mais Sire, dit en cet endroit Scheherazade au sultan, il est bon que Votre Majesté sache pourquoi l’on frappait si tard à la porte des dames ; en voici la raison. Le calife Haroun-al-Raschid avait coutume de marcher très souvent la nuit incognito, pour savoir par lui-même si tout était tranquille dans la ville, et s’il ne s’y commettait pas de désordre.

Cette nuit-là, le calife était sorti de bonne heure, accompagne de Giafar3, son grand vizir, et de Mesrour, chef des eunuques de son palais, tous trois déguisés en marchands. En passant par la rue des trois dames, ce prince, entendant le son des instruments et des voix, et le bruit des éclats de rire, dit au vizir : « Allez, frappez à la porte de cette maison où l’on fait tant de bruit ; je veux y entrer et en apprendre la cause. » Le vizir eut beau lui représenter que c’étaient des femmes qui régalaient ce soir-là ; que le vin apparemment leur avait échauffé la tête, et qu’il ne devait pas s’exposer à recevoir d’elles quelque insulte ; qu’il n’était pas encore heure indue, et qu’il ne fallait pas troubler leur divertissement : « Il n’importe, repartit le calife, frappez, je vous l’ordonne. »

C’était donc le grand vizir Giafar qui avait frappé à la porte des dames, par ordre du calife, qui ne voulait pas être connu. Safie ouvrit ; et le vizir remarquant, à la clarté d’une bougie qu’elle tenait, que c’était une dame d’une grande beauté, joua parfaitement bien son personnage. Il lui fit une profonde révérence, et lui dit d’un air respectueux : « Madame, nous sommes trois marchands de Moussoul, arrivés depuis environ dix jours, avec de riches marchandises que nous avons en magasin dans un khan4 où nous avons pris logement. Nous avons été aujourd’hui chez un marchand de cette ville, qui nous avait invités à l’aller voir. Il nous a régalés d’une collation ; et comme le vin nous avait mis de belle humeur, il a fait venir une troupe de danseuses. Il était déjà nuit, et dans le temps que l’on jouait des instruments, que les danseuses dansaient, et que la compagnie faisait grand bruit, le guet a passé et s’est fait ouvrir. Quelques-uns de la compagnie ont été arrêtés. Pour nous, nous avons été assez heureux pour nous sauver par-dessus une muraille ; mais ajouta le vizir, comme nous sommes étrangers, et avec cela un peu pris de vin, nous craignons de rencontrer une autre escouade du guet, ou la même, avant que d’arriver à notre khan, qui est éloigné d’ici. Nous y arriverions même inutilement, car la porte est fermée, et ne sera ouverte que demain matin, quelque chose qui puisse arriver. C’est pourquoi, madame, ayant ouï en passant des instruments et des voix, nous avons jugé que l’on n’était pas encore retiré chez vous, et nous avons pris la liberté de frapper, pour vous supplier de nous donner retraite jusqu’au jour. Si nous vous paraissons dignes de prendre part à votre divertissement, nous tâcherons d’y contribuer en ce que nous pourrons, pour réparer l’interruption que nous y avons causée ; sinon, faites-nous seulement la grâce de souffrir que nous passions la nuit à ouvert sous votre vestibule. »

Pendant ce discours de Giafar, la belle Safie eut le temps l’examiner le vizir et les deux personnes qu’il disait marchands comme lui ; et jugeant à leur physionomie que ce n’étaient pas des gens du commun, elle leur dit qu’elle n’était pas la maîtresse, et que s’ils voulaient se donner un moment de patience, elle reviendrait leur apporter la réponse.

Safie alla faire ce rapport à ses sœurs, qui balancèrent quelque temps sur le parti qu’elles devaient prendre. Mais elles étaient naturellement bienfaisantes ; et elles avaient déjà fait la même grâce aux trois calenders. Ainsi, elles résolurent le les laisser entrer.

Le calife, son grand vizir et le chef de ses eunuques, ayant été introduits par la belle Safie, saluèrent les dames et les calenders avec beaucoup de civilité.Les dames les reçurent le même, les croyant marchands ; et Zobéide, comme la principale, leur dit d’un air grave et sérieux qui lui convenait : « Vous êtes les bienvenus ; mais, avant toutes choses, ne trouvez pas mauvais que nous vous demandions une grâce. — Eh quelle grâce, madame ? répondit le vizir. Peut-on refuser quelque chose à de si belles dames ? — C’est, reprit Zobéide, de n’avoir que des yeux et point de langue ; de ne pas nous faire de questions sur quoi que vous puissiez voir, pour en apprendre la cause, et de ne point parler de ce qui ne vous regarde pas, de crainte que vous n’entendiez ce qui ne vous serait point agréable. — Vous serez obéie, madame, reprit le vizir. Nous ne sommes ni censeurs, ni curieux indiscrets ; c’est bien assez que nous ayons attention à ce qui nous regarde, sans nous mêler de ce qui ne nous regarde pas. » A ces mots, chacun s’assit, la conversation se lia, et l’on recommença à boire en faveur des nouveaux venus.

Pendant que le vizir Giafar entretenait les dames, le calife ne pouvait cesser d’admirer leur beauté extraordinaire, leur bonne grâce, leur humeur enjouée et leur esprit. D’un lutte côté, rien ne lui paraissait plus surprenant que les calenders, tous trois borgnes de l’œil droit. Il se serait volontiers informé de cette singularité ; mais la condition qu’on venait d’imposer à lui et à sa compagnie l’empêcha d’en parler. Avec cela, quand il faisait réflexion à la richesse des meubles, à leur arrangement bien entendu et à la propret de cette maison, il ne pouvait se persuader qu’il n’y eût pas de l’enchantement.

L’entretien était tombé sur les divertissements et le différentes manières de se réjouir, les calenders se levèrent et dansèrent à leur mode une danse qui augmenta la bonne opinion que les dames avaient déjà conçue d’eux, et qui leur attira l’estime du calife et de sa compagnie.

Quand les trois calenders eurent achevé leur danse, Zobéide se leva, et, prenant Amine par la main : « Ma sœur, lui dit-elle, levez-vous ; la compagnie ne trouvera pas mauvais, que nous ne nous contraignions point ; et sa présence n’empêchera pas que nous ne fassions ce que nous avons coutume de faire. » Amine, qui comprit ce que sa sœur voulait dire, se leva et emporta les plats, la table, les. flacons, les tasses et les instruments dont les calenders avaient joué.

Safie ne demeura pas à rien faire ; elle balaya la salle, mit à sa place tout ce qui était dérangé, moucha les bougies, et y appliqua d’autre bois d’aloès et d’autre ambre gris. Cela étant fait, elle pria les trois calenders de s’asseoir sur le sofa d’un côté, et le calife de l’autre avec sa compagnie. A l’égard du porteur, elle lui dit : « Levez-vous et vous préparez à nous prêter la main à ce que nous allons faire : un homme tel que vous, qui est comme de la maison, ne doit pas demeurer dans l’inaction. »

Le porteur avait un peu cuvé son vin ; il se leva promptement, et après avoir attaché le bas de sa robe à sa ceinture : « Me voilà prêt, dit-il ; de quoi s’agit-il ? — Cela va bien, répondit Safie ; attendez que l’on vous parle ; vous ne serez pas longtemps les bras croisés. » Peu de temps après, on vit paraître Amine avec un siège qu’elle posa au milieu de la salle. Elle alla ensuite à la porte d’un cabinet, et l’ayant ouverte, elle fit signe au porteur de s’approcher. « Venez, lui dit-elle, et m’aidez. » Il obéit, et y étant entré avec elle, il en sortit un moment après, suivi de deux chiennes noires, dont chacune avait un collier attaché à une chaîne qu’il tenait, et qui paraissaient avoir été maltraitées à coups de fouet. Il s’avança avec elles, au milieu de la salle.

Alors Zobéide, qui s’était assise entre les calenders et le calife, se leva et marcha gravement jusqu’où était le porteur. « Ça, dit-elle, en poussant un grand soupir, faisons notre devoir. » Elle se retroussa les bras jusqu’au coude, et près avoir pris un fouet que Safie lui présenta : « Porteur, lit-elle, remettez une de ces deux chiennes à ma sœur Amine, et approchez-vous de moi avec l’autre. »

Le porteur fit ce qu’on lui commandait, et quand il se fut approché de Zobéide, la chienne qu’il tenait commença à faire des cris, et se tourna vers Zobéide en levant la tête d’une manière suppliante. Mais Zobéide, sans avoir égard à la triste contenance de la chienne qui faisait pitié, ni à ses cris qui remplissaient toute la maison, lui donna des coups de fouet à perte d’haleine, et, lorsqu’elle n’eut plus la force de lui en donner davantage, elle jeta le fouet par terre ; puis, prenant la chaîne de la main du porteur, elle leva la chienne par les pattes, et, se mettant toutes deux à se regarder d’un air triste et touchant, elles pleurèrent l’une et l’autre. Enfin, Zobéide tira son mouchoir, essuya les larmes de la chienne, la baisa, et remettant la chaîne au porteur : « Allez, lui dit-elle, ramenez-la où vous l’avez prise, et amenez-moi l’autre. »

Le porteur ramena la chienne fouettée au cabinet, et, en revenant, il prit l’autre des mains d’Amine, et l’alla présenter à Zobéide qui l’attendait. « Tenez-la comme la première », lui dit-elle. Puis ayant repris le fouet, elle la maltraita de la même manière. Elle pleura ensuite avec elle, essuya ses pleurs, la baisa, et la remit au porteur à qui l’agréable Amine épargna la peine de la ramener au cabinet ; car elle s’en chargea elle-même.

Cependant les trois calenders, le calife et sa compagnie furent extraordinairement étonnés de cette exécution. Ils ne pouvaient comprendre comment Zobéide, après avoir fouetté avec tant de force les deux chiennes, animaux immondes, selon la religion musulmane, pleurait ensuite avec elles, leur essuyait les larmes et les baisait. Ils en murmurèrent en eux-mêmes. Le calife surtout, plus impatient que les autres, mourait d’envie de savoir le sujet d’une action qui paraissait si étrange, et ne cessait de faire signe au vizir de parler pour s’en informer. Mais le vizir tournait la tête d’un autre côté, jusqu’à ce que, pressé par des signes si souvent réitérés, il répondit par d’autres signes que ce n’était pas le temps de satisfaire sa curiosité.

Zobéide demeura quelques instants à la même place au milieu de la salle, comme pour se remettre de la fatigue qu’elle venait de se donner en fouettant les deux chiennes.

« Ma chère sœur, lui dit la belle Safie, ne vous plaît-il pas de retourner à votre place, afin qu’à mon tour je fasse aussi mon personnage ? — Oui », répondit Zobéide. En disant cela, elle alla s’asseoir sur le sofa, ayant à sa droite le calife, Giafar et Mesrour, et à sa gauche les trois calenders et le porteur.

Après que Zobéide eut repris sa place, toute la compagnie garda quelque temps le silence. Enfin Safie, qui s’était assise sur le siège au milieu de la salle, dit à sa sœur Amine : « Ma chère sœur, levez-vous, je vous en conjure ; vous comprenez bien ce que je veux dire. » Amine se leva, et alla dans un autre cabinet que celui d’où les deux chiennes avaient été amenées. Elle en revint, tenant un étui garni de satin jaune, relevé d’une riche broderie d’or et de soie verte. Elle s’approcha de Safie, et ouvrit l’étui, d’où elle tira un luth qu’elle lui présenta. Elle le prit ; et après avoir mis quelque temps à l’accorder, elle commença à le toucher, en l’accompagnant de sa voix, elle chanta une chanson sur les tourments de l’absence, avec tant d’agrément, que le calife et tous les autres en furent charmés. Lorsqu’elle eut achevé, comme elle avait chanté avec beaucoup le passion et d’action en même temps : « Tenez, ma sœur, dit-elle à l’agréable Amine, je n’en puis plus et la voix me manque ; obligez la compagnie en jouant et en chantant à ma place. — Très volontiers », répondit Amine, en s’approchant de Safie, qui lui remit le luth entre les mains, et lui céda la place.

Amine, ayant un peu préludé, pour voir si l’instrument était d’accord, joua et chanta presque aussi longtemps sur le même sujet, mais avec tant de véhémence, et elle était si touchée, ou pour mieux dire, si pénétrée du sens des paroles qu’elle chantait, que les forces lui manquèrent en achevant.

Zobéide voulut lui marquer sa satisfaction : « Ma sœur, dit-elle, vous avez fait des merveilles : on voit bien que vous sentez le mal que vous exprimez si vivement. » Amine n’eut pas le temps de répondre à cette honnêteté ; elle se sentit le cœur si pressé en ce moment, qu’elle ne songea qu’à se donner de l’air, en laissant voir à toute la compagnie une gorge et un sein, non pas blanc, tel qu’une dame comme Amine devait l’avoir, mais tout meurtri de cicatrices ; ce qui fit une espèce d’horreur aux spectateurs. Néanmoins cela ne lui donna pas de soulagement et ne l’empêcha pas de s’évanouir.

Pendant que Zobéide et Safie coururent au secours de leur sœur, un des calenders ne put s’empêcher de dire : « Nous aurions mieux aimé coucher à l’air que d’entrer ici, si nous avions cru y voir de pareils spectacles. » Le calife, qui l’entendit, s’approcha de lui et des autres calenders, et s’adressant à eux : « Que signifie tout ceci ? » dit-il. Celui qui venait de parler lui répondit : « Seigneur, nous ne le savons pas plus que vous. — Quoi reprit le calife, vous n’êtes pas de la maison ? Vous ne pouvez rien nous apprendre de ces deux chiennes noires et de cette dame évanouie et si indignement maltraitée ? — Seigneur, repartirent les calenders, de notre vie nous ne sommes venus en cette maison, et nous n’y sommes entrés que quelques moments avant vous. »

Cela augmenta l’étonnement du calife. « Peut-être, répliqua-t-il, que cet homme qui est avec vous en sait quelque chose. » L’un des calenders fit signe au porteur de s’approcher et lui demanda s’il ne savait pas pourquoi les chiennes noires avaient été fouettées, et pourquoi le sein d’Amine paraissait meurtri. « Seigneur, répondit le porteur, je puis jurer par le grand Dieu vivant que, si vous ne savez rien de tout cela, nous n’en savons pas plus les uns que les autres. Il est bien vrai que je suis de cette ville, mais je ne suis jamais entré le dans cette maison ; et si vous êtes surpris de m’y voir, je ne le suis pas moins de m’y trouver en votre compagnie. Ce qui redouble ma surprise, ajouta-t-il, c’est de ne voir ici aucun homme avec ces dames. »

Le calife, sa compagnie et les calenders avaient cru que le porteur était du logis, et qu’il pourrait les informer de ce qu’ils désiraient savoir. Le calife, résolu de satisfaire sa curiosité à quelque prix que ce fût, dit aux autres : « Écoutez, puisque nous voilà sept hommes, et que nous n’avons affaire qu’à trois dames, obligeons-les à nous donner les éclaircissements que nous souhaitons. Si elles refusent de nous les donner de bon gré, nous sommes en état de les y contraindre. »

Le grand vizir Giafar s’opposa à cet avis, et en fit voir les conséquences au calife, sans toutefois faire connaître ce prince aux calenders ; et lui adressant la parole comme s’il eût été marchand « Seigneur, dit-il, considérez, je vous prie, que nous avons notre réputation à conserver. Vous savez à quelle condition ces dames ont bien voulu nous recevoir chez elles ; nous l’avons acceptée. Que dirait-on de nous, si nous y contrevenions ? Nous serions encore plus blâmables, s’il nous arrivait quelque malheur. Il n’y a pas d’apparence qu’elles aient exigé de nous cette promesse, sans être en état de nous faire repentir, si nous ne la tenons pas. »

En cet endroit, le vizir tira le calife à part, et lui parlant tout bas : « Seigneur, poursuivit-il, la nuit ne durera pas encore longtemps ; que votre Majesté se donne un peu de patience. Je viendrai prendre ces dames demain matin, je les amènerai devant votre trône, et vous apprendrez d’elles tout ce que vous voulez savoir. » Quoique ce conseil fût très judicieux, le calife le rejeta, imposa silence au vizir, en lui disant qu’il ne pouvait attendre si longtemps, et qu’il prétendait avoir à l’heure même l’éclaircissement qu’il désirait.

Il ne s’agissait plus que de savoir qui porterait la parole. Le calife tâcha d’engager les calenders à parler les premiers, mais ils s’en excusèrent. A la fin, ils convinrent tous ensemble que ce serait le porteur. Il se préparait à faire la question fatale, lorsque Zobéide, après avoir secouru Amine, qui était revenue de son évanouissement, s’approcha d’eux. Comme elle les avait ouïs parler haut et avec chaleur, elle leur dit : « Seigneur, de quoi parlez-vous ? quelle est votre contestation ? »

Le porteur prit alors la parole « Madame, lui dit-il, ces seigneurs vous supplient de vouloir bien leur expliquer pourquoi, après avoir maltraité vos deux chiennes, vous avez pleuré avec elles, et d’où vient que la dame qui s’est évanouie a le sein couvert de cicatrices. C’est, madame, ce que je suis chargé de vous demander de leur part. »

Zobéide, à ces mots, prit un air fier ; et se tournant du côté du calife, de sa compagnie et des calenders « Est-il vrai, seigneurs, leur dit-elle, que vous l’ayez chargé de me faire cette demande ? » Ils répondirent que oui, excepté le vizir Giafar, qui ne dit mot. Sur cet aveu, elle leur dit d’un ton qui marquait combien elle se tenait offensée : « Avant que de vous accorder la grâce que vous nous avez demandée, de vous recevoir, afin de prévenir tout sujet d’être mécontentes de vous, parce que nous sommes seules, nous l’avons fait sous la condition que nous vous avons imposée, de ne pas parler de ce qui ne vous regarderait point, de peur d’entendre ce qui ne vous plairait pas. Après vous avoir reçus et régalés du mieux qu’il nous a été possible, vous ne laissez pas toutefois de manquer de parole. Il est vrai que cela arrive par la facilité que nous avons eue ; mais c’est ce qui ne vous excuse point, et votre procédé n’est pas honnête. » En achevant ces paroles, elle frappa fortement des pieds et des mains par trois fois, et cria « Venez vite. » Aussitôt une porte s’ouvrit, et sept esclaves noirs, puissants et robustes, entrèrent le sabre à la main, se saisirent chacun d’un des sept hommes de la compagnie, les jetèrent par terre, les traînèrent au milieu de la salle, et se préparèrent à leur couper la tête.

Il est aisé de se représenter quelle fut la frayeur du calife. Il se repentit alors, mais trop tard, de n’avoir pas voulu suivre le conseil de son vizir. Cependant ce malheureux prince, Giafar, Mesrour, le porteur et les calenders étaient près de payer de leur vie leur indiscrète curiosité ; mais avant qu’ils reçussent le coup de la mort un des esclaves dit à Zobéide et à ses sœurs « Hautes, puissantes et respectables maîtresses, nous commandez-vous de leur couper le cou ? — Attendez, lui répondit Zobéide ; il faut que je les interroge auparavant. — Madame, interrompit le porteur effrayé, au nom de Dieu ne me faites pas mourir pour le crime d’autrui. Je suis innocent : ce sont eux qui sont les coupables. Hélas ! continua-t-il en pleurant, nous passions le temps si agréablement Ces calenders borgnes sont la cause de ce malheur. Il n’y a pas de ville qui ne tombe en ruine devant des gens de si mauvais augure. Madame, je vous supplie de ne pas confondre le premier avec le dernier ; songez qu’il est plus beau de pardonner à un misérable comme moi, dépourvu de tout secours, que de l’accabler de votre pouvoir et de le sacrifier à votre ressentiment. »

Zobéide, malgré sa colère, ne put s’empêcher de rire en elle-même des lamentations du porteur. Mais sans s’arrêter à lui, elle adressa la parole aux autres une seconde fois : « Répondez-moi, dit-elle, et m’apprenez qui vous êtes ; autrement vous n’avez plus qu’un moment à vivre. Je ne puis croire que vous soyez d’honnêtes gens, ni des personnes d’autorité ou de distinction dans votre pays, quel qu’il puisse être. Si cela était, vous auriez eu plus de retenue et plus d’égards pour nous. »

Le calife, impatient de son naturel, souffrait infiniment plus que les autres de voir que sa vie dépendait du commandement d’une dame offensée et justement irritée ; mais il commença à concevoir quelque espérance, quand il vit qu’elle voulait savoir qui ils étaient tous ; car il s’imagina qu’elle ne lui ferait pas ôter la vie, lorsqu’elle serait informée de son rang. C’est pourquoi il dit tout bas au vizir, qui était près de lui, de déclarer promptement qui il était. Mais le vizir, prudent et sage, désirait sauver l’honneur de son maître ; et ne voulant pas rendre public le grand affront qu’il s’était attiré lui-même, il répondit seulement « Nous n’avons que ce que nous méritons. » Mais quand, pour obéir au calife, il aurait voulu parler, Zobéide ne lui en aurait pas donné le temps. Elle s’était adressée aux calenders, et les voyant tous trois borgnes, elle leur demanda s’ils étaient frères. Un d’entre eux lui répondit pour les autres : « Non, madame, nous ne sommes pas frères par le sang ; nous ne le sommes qu’en qualité de calenders, c’est-à-dire en observant le même genre de vie. — Vous, reprit-elle, en parlant à un seul en particulier, êtes-vous borgne de naissance ? — Non, madame, répondit-il, je le suis par une aventure si surprenante, qu’il n’y a personne qui n’en profitât, si elle était écrite. Après ce malheur, je me fis raser la barbe et les sourcils, et me fis calender, en prenant l’habit que je porte. »

Zobéide fit la même question aux deux autres calenders qui lui firent la même réponse que le premier. Mais le dernier qui parla ajouta : « Pour vous faire connaître, madame, que nous ne sommes pas des personnes du commun, et afin que vous ayez quelque considération pour nous, apprenez que nous sommes tous trois fils de rois. Quoique nous ne nous soyons jamais vus que ce soir, nous avons eu toutefois le temps de nous faire connaître les uns aux autres pour ce que nous sommes ; et j’ose vous assurer que les rois de qui nous tenons le jour ont fait quelque bruit dans le monde. »

A ce discours, Zobéide modéra son courroux, et dit aux esclaves « Donnez-leur un peu de liberté, mais demeurez ici. Ceux qui nous raconteront leur histoire et le sujet qui les a amenés dans cette maison, ne leur faites point de mal, laissez-les aller où il leur plaira ; mais n’épargnez pas ceux qui refuseront de nous donner cette satisfaction. »

Sire, continua Scheherazade, les trois calenders, le calife, le grand vizir Giafar, l’eunuque Mesrour et le porteur étaient tous au milieu de la salle, assis sur le tapis de pied, en présence des trois dames qui étaient sur le sofa, et des esclaves prêts à exécuter tous les ordres qu’elles voudraient leur donner.

Le porteur, ayant compris qu’il ne s’agissait que de raconter son histoire pour se délivrer d’un si grand danger, prit la parole le premier, et dit : « Madame, vous savez déjà mon histoire et le sujet qui m’a amené chez vous. Ainsi, ce que j’ai à vous raconter sera bientôt achevé. Madame votre sœur que voilà m’a pris ce matin à la place, où, en qualité de porteur, j’attendais que quelqu’un m’employât et me fît gagner ma vie. Je l’ai suivie chez un marchand de vin, chez un vendeur d’herbes, chez un vendeur d’oranges, de limons et de citrons ; puis chez un vendeur d’amandes, de noix, de noisettes et d’autres fruits ; ensuite chez un confiseur et chez un droguiste ; de chez le droguiste, mon panier sur la tête et chargé autant que je le pouvais être, je suis venu jusque chez vous, où vous avez eu la bonté de me souffrir jusqu’à présent. C’est une grâce dont je me souviendrai éternellement. Voilà mon histoire. »

Quand le porteur eut achevé, Zobéide satisfaite lui dit : « Sauve-toi, marche, que nous ne te voyions plus. — Madame, reprit le porteur, je vous supplie de me permettre encore de demeurer. Il ne serait pas juste qu’après avoir donné aux autres le plaisir d’entendre mon histoire, je n’eusse pas aussi celui d’écouter la leur. » En disant cela, il prit place sur un bout du sofa, fort joyeux de se voir hors d’un péril qui l’avait tant alarmé. Après lui, un des trois calenders prenant la parole, et s’adressant à Zobéide, comme à la principale des trois dames, et comme à celle qui lui avait commandé de parler, commença ainsi son histoire


Traduit par Antoine Galland (1646-1715).

1. Nom que portaient des souverains mahométans. Ce mot signifie, en arabe, successeur, relativement à Mahomet.
2. Haroun-al-Raschid, cinquième calife de la race des Abassides, était contemporain de Charlemagne. Il mourut l’an 800 de JésusChrist et le 23e de son règne. Plus respecté que ses prédécesseurs, il sut se faire obéir jusqu’en Espagne et aux Indes, ranima les sciences, fit fleurir les arts agréables et utiles, attira les gens de lettres, composa des vers, et fit succéder dans ses vastes États la politesse à la barbarie. Sous lui, les Arabes, qui adoptaient déjà les chiffres indiens, les apportèrent en Europe. Nous ne connûmes, en Allemagne et en France, le cours des astres que par le moyen de ces mêmes Arabes. Le mot seul d’Almanach en est le meilleur témoignage.
3. Giafar le Barmécide. Haroun-al-Raschid lui donna en mariage sa sœur Abassa, à condition qu’ils ne goûteraient pas les plaisirs de l’amour. L’ordre fut bientôt oublié. Ils eurent un fils, qu’ils envoyèrent secrètement élever à la Mecque. Le calife en ayant eu connaissance, Giafar perdit la faveur de son maître, et peu après la vie.
4. Khan ou caravansérail : bâtiment qui, dans l’Orient, sert de magasin ou d’auberge pour les marchands ; les caravanes y sont reçues pour un prix modique.

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- FIN -

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