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Synopsis du conte... || Ce conte fait ± 15¾ pages (44103 caractères)
Pays ou culture du conte : Canada.

Recueil : Les Anciens Canadiens

La débâcle

Philippe Aubert de Gaspé (1786-1871)

 Les voyageurs continuent gaiement leur route ; le jour tombe. Ils marchent pendant quelque temps à la clarté des étoiles. La lune se lève et éclaire au loin le calme du majestueux Saint-Laurent. À son aspect, Jules ne peut retenir une ébullition poétique, et s’écrie  :

— Je me sens inspiré, non par les eaux de la fontaine d’Hippocrène, que je n’ai jamais bues, et que j’espère bien ne jamais boire, mais par le jus de Bacchus, plus aimable que toutes les fontaines du monde, voir même les ondes limpides du Parnasse. Salut donc à toi, ô belle lune  ! salut à toi, belle lampe d’argent qui éclaires les pas de deux hommes libres comme les hôtes de nos immenses forêts, de deux hommes nouvellement échappés des entraves du collège  ! Combien de fois, ô lune  ! à la vue de tes pâles rayons, pénétrant sur ma couche solitaire, combien de fois, ô lune  ! ai-je désiré rompre mes liens et me mêler aux bandes joyeuses, courant bals et festins, tandis qu’une règle cruelle et barbare me condamnait à un sommeil que je repoussais de toutes mes forces. Ah  ! combien de fois, ô lune  ! ai-je souhaité de parcourir, monté sur ton disque, au risque de me rompre le cou, les limites que tu éclairais dans la course majestueuse, lors même qu’il m’eût fallu rendre visite à un autre hémisphère  ! Ah  ! combien de fois…

— Ah  ! combien de fois as-tu déraisonné dans ta vie, dit Arché, tant la folie est contagieuse  : écoute un vrai poète et humilie-toi superbe  !

Ô lune  ! à la triple essence, toi que les poètes appelaient autrefois Diane chasseresse, qu’il doit t’être agréable d’abandonner l’obscur séjour de Pluton, ainsi que les forêts où, précédée de ta meute aboyante, tu fais un vacarme à étourdir tous les sorciers du Canada  ! Qu’il doit t’être agréable, ô lune  ! de parcourir maintenant, en reine paisible, les régions éthérées du ciel dans le silence, d’une belle nuit  !

Aie pitié, je t’en conjure, de ton ouvrage ; rends la raison à un pauvre affligé, mon meilleur ami, qui…

— Ô Phébé  ! patronne des fous, interrompit Jules, je n’ai aucune prière à t’adresser pour mon ami  : tu es innocente de son infirmité ; le mal était fait…
— Ah ça  ! vous autres, mes messieurs, dit José, quand vous aurez fini de jaser avec madame la lune, à laquelle j’ignorais qu’on pût conter tant de raison, vous plairait-il d’écouter un peu le vacarme qui se fait au village de Saint-Thomas  ?
– Tous prêtèrent l’oreille  : c’était bien la cloche de l’église qui sonnait à toute volée.
— C’est l’Angélus, dit Jules d’Haberville.
— Oui, reprit José, l’Angélus à huit heures du soir  !
— C’est donc le feu, dit Arché.
— On ne voit pourtant point de flammes, repartit José ; dans tous les cas, dépêchons-nous ; il se passe quelque chose d’extraordinaire là-bas.

Une demi-heure après, en forçant le cheval, ils entrèrent dans le village de Saint-Thomas. Le plus grand silence y régnait ; il leur parut désert  : des chiens seulement, enfermés dans quelques maisons, jappaient avec fureur. Sauf le bruit de ces roquets, on aurait pu se croire transporté dans cette ville des Mille et Une Nuits où tous les habitants étaient métamorphosés en marbre.

Les voyageurs se préparaient à entrer dans l’église dont la cloche continuait à sonner, lorsqu’ils aperçurent une clarté, et entendirent distinctement des clameurs du côté de la chute, près du manoir seigneurial. S’y transporter fut l’affaire de quelques minutes.

La plume d’un Cooper, d’un Chateaubriand, pourrait seule peindre dignement le spectacle qui frappa leurs regards sur la berge de la Rivière-du-Sud.

Le capitaine Marcheterre, vieux marin aux formes athlétiques, à la verte allure, malgré son âge, s’en retournait vers la brume à son village de Saint-Thomas, lorsqu’il entendit, sur la rivière, un bruit semblable à celui d’un corps pesant qui tombe à l’eau ; et aussitôt après les gémissements, les cris plaintifs d’un homme qui appelait au secours. C’était un habitant téméraire, nommé Dumais, qui, croyant encore solide la glace, assez mauvaise déjà, qu’il avait passée la veille, s’y était aventuré de nouveau, avec cheval et voiture, à environ une douzaine d’arpents au sud-ouest du bourg. La glace s’était effondrée si subitement, que cheval et voiture avaient disparu sous l’eau. Le malheureux Dumais, homme d’ailleurs d’une agilité remarquable, avait bien eu le temps de sauter du traîneau sur une glace plus forte, mais le bond prodigieux qu’il fit pour échapper à une mort inévitable, joint à la pesanteur de son corps, lui devint fatal  : un de ses pieds s’étant enfoncé dans une crevasse, il eut le malheur de se casser une jambe, qui se rompit au-dessus de la cheville, comme un tube de verre.

Marcheterre, qui connaissait l’état périlleux de la glace crevassée en maints endroits, lui cria de ne pas bouger, quand bien même il en aurait la force ; qu’il allait revenir avec du secours. Il courut aussitôt chez le bedeau, le priant de sonner l’alarme, tandis que lui avertirait ses plus proches voisins.

Ce ne fut bien vite que mouvement et confusion  : les hommes couraient çà et là sans aucun but arrêté ; les femmes, les enfants criaient et se lamentaient ; les chiens aboyaient, hurlaient sur tous les tons de la gamme canine ; en sorte que le capitaine, que son expérience désignait comme devant diriger les moyens de sauvetage, eut bien de la peine à se faire entendre.

Cependant, sur l’ordre de Marcheterre, les uns courent chercher des câbles, cordes, planches et madriers, tandis que d’autres dépouillent les clôtures, les bûchers de leurs écorces de cèdre et de bouleau, pour les convertir en torches. La scène s’anime de plus en plus ; et à la lumière de cinquante flambeaux qui jettent au loin leur éclat vif et étincelant, la multitude se répand le long du rivage jusqu’à l’endroit indiqué par le vieux marin.

Dumais qui avait attendu avec assez de patience l’arrivée des secours, leur cria, quand il fut à portée de se faire entendre, de se hâter, car il entendait sous l’eau des bruits sourds qui semblaient venir de loin, vers l’embouchure de la rivière.

— Il n’y a pas un instant à perdre, mes amis, dit le vieux capitaine, car tout annonce la débâcle.

Des hommes moins expérimentés que lui voulurent aussitôt pousser sur la glace, sans les lier ensemble, les matériaux qu’ils avaient apportés ; mais il s’y opposa, car la rivière était pleine de crevasses, et de plus le glaçon sur lequel Dumais était assis, se trouvait isolé d’un côté par les fragments que le cheval avait brisés dans sa lutte avant de disparaître, et de l’autre, par une large mare d’eau qui en interdisait l’approche. Marcheterre, qui savait la débâcle non seulement inévitable, mais même imminente d’un moment à l’autre, ne voulait pas exposer la vie de tant de personnes sans avoir pris toutes les précautions que sa longue expérience lui dictait.

Les uns se mettent alors à encocher à coups de hache les planches et les madriers ; les autres les lient de bout en bout ; quelques-uns, le capitaine en tête, les halent sur la glace, tandis que d’autres les poussent du rivage. Ce pont improvisé était à peine à cinquante pieds de la rive que le vieux marin leur cria  : Maintenant, mes garçons, que des hommes alertes et vigoureux me suivent à dix pieds de distance les uns des autres, que tous poussent de l’avant  !

Marcheterre fut suivi de près par son fils, jeune homme dans la force de l’âge, qui, connaissant la témérité de son père, se tenait à portée de le secourir au besoin  : car des bruits lugubres, sinistres avant-coureurs d’un grand cataclysme, se faisaient entendre sous l’eau. Chacun cependant était à son poste, et tout allait pour le mieux  : ceux qui perdaient pied, s’accrochaient au flottage, et, une fois sur la glace solide, reprenaient aussitôt leur besogne avec une nouvelle ardeur.

Quelques minutes encore, et Dumais était sauvé.

Les deux Marcheterre, le père en avant, étaient parvenus à environ cent pieds de la malheureuse victime de son imprudence, lorsqu’un mugissement souterrain, comme le bruit sourd qui précède une forte secousse de tremblement de terre, sembla parcourir toute l’étendue de la Rivière-du-Sud, depuis son embouchure jusqu’à la cataracte d’où elle se précipite dans le fleuve Saint-Laurent. À ce mugissement souterrain, succéda aussitôt une explosion semblable à un coup de tonnerre, ou à la décharge d’une pièce d’artillerie du plus gros calibre. Ce fut alors une clameur immense  : La débâcle  ! la débâcle  ! Sauvez-vous  ! sauvez-vous  ! s’écriaient les spectateurs sur le rivage.

En effet, les glaces éclataient de toutes parts, sous la pression de l’eau, qui, se précipitant par torrents, envahissait déjà les deux rives. Il s’ensuivit un désordre affreux, un bouleversement de glaces qui s’amoncelaient les unes sur les autres avec un fracas épouvantable, et qui, après s’être élevées à une grande hauteur s’affaissant tout à coup, surnageaient ou disparaissaient sous les flots. Les planches, les madriers sautaient, dansaient, comme s’ils eussent été les jouets de l’Océan soulevé par la tempête. Les amarres et les câbles menaçaient de se rompre à chaque instant.

Les spectateurs, saisis d’épouvante, à la vue de leurs parents et amis exposés à une mort certaine, ne cessaient de crier du rivage  : « Sauvez-vous  ! sauvez-vous  ! » C’eût été, en effet, tenter la Providence que de continuer davantage une lutte téméraire, inégale, avec le terrible élément dont ils avaient à combattre la fureur. Marcheterre, cependant, que ce spectacle saisissant semblait exalter de plus en plus, au lieu de l’intimider, ne cessait de crier  : « En avant, mes garçons  ! pour l’amour de Dieu, en avant, mes amis  ! » Ce vieux loup de mer, toujours froid, toujours calme, lorsque, sur le tillac de son vaisseau, pendant l’ouragan, il ordonnait une manœuvre dont dépendait le sort de tout son équipage, l’était encore en présence d’un danger qui glaçait d’effroi les hommes les plus intrépides. Il s’aperçut, en se retournant, qu’à l’exception de son fils et de Joncas, un de ses matelots, tous les autres cherchaient leur salut dans une fuite précipitée. « Ah  ! lâches  ! s’écria-t-il ; bande de lâches  ! » Ces exclamations furent interrompues par son fils, qui, le voyant courir à une mort inévitable, s’élança sur lui, et, le saisissant à bras-le-corps, le renversa sur un madrier, où il le retint quelques instants malgré les étreintes formidables du vieillard. Une lutte terrible s’engagea alors entre le père et le fils ; c’était l’amour filial aux prises avec cette abnégation sublime, l’amour de l’humanité  !

Le vieillard, par un effort puissant, parvint à se soustraire à la planche de salut qui lui restaient ; et lui et son fils roulèrent sur la glace, où la lutte continua avec acharnement.

Ce fut à ce moment de crise de vie et de mort, que Joncas, sautant de planche en planche, de madrier en madrier, vint aider le jeune homme à ramener son père sur le pont flottant.

Les spectateurs, qui, du rivage, ne perdaient rien de cette scène déchirante, se hâtèrent, malgré l’eau qui envahissait déjà la berge de la rivière, de haler les câbles ; et les efforts de cent bras robustes parvinrent à sauver d’une mort imminente trois hommes au cœur noble et généreux. Ils étaient à peine, en effet, en lieu de sûreté, que cette immense nappe de glace restée jusque-là stationnaire, malgré les attaques furibondes de l’ennemi puissant qui l’assaillait de toutes parts, commença, en gémissant, et avec une lenteur majestueuse, sa descente vers la chute, pour de là se disperser dans le grand fleuve.

Tous les regards se reportèrent aussitôt sur Dumais, cet homme était naturellement très brave ; il avait fait ses preuves en maintes occasions contre les ennemis de sa patrie ; il avait même vu la mort de bien près, une mort affreuse et cruelle, lorsque, lié à un poteau, où il devait être brûlé vif par les Iroquois, ses amis maléchites le délivrèrent. Il était toujours assis à la même place sur son siège précaire, mais calme et impassible, comme la statue de la mort. Il fit bien quelques signes du côté du rivage que l’on crut être un éternel adieu à ses amis. Et puis, croisant les bras, ou les élevant alternativement vers le ciel, il parut détaché de tous liens terrestres et préparé à franchir ce passage redoutable qui sépare l’homme de l’éternité.

Une fois sur la berge de la rivière, le capitaine ne laissa paraître aucun signe de ressentiment ; reprenant, au contraire, son sang-froid habituel, il donna ses ordres avec calme et précision.

— Suivons, dit-il, la descente des glaces, en emportant tous les matériaux nécessaires au sauvetage.
— À quoi bon  ? s’écrièrent ceux qui paraissaient les plus expérimentés  : le malheureux est perdu sans ressources  !
— Il reste pourtant une chance, une bien petite chance de salut, dit le vieux marin en prêtant l’oreille à certains bruits qu’il entendait bien loin dans le sud, et il faut y être préparé.

La débâcle peut se faire d’un moment à l’autre sur le bras Saint-Nicolas, qui est très rapide comme vous le savez. Cette brusque irruption peut refouler les glaces de notre coté ; d’ailleurs, nous n’aurons aucun reproche à nous faire  !

Ce que le capitaine Marcheterre avait prédit ne manqua point d’arriver. Une détonation semblable aux éclats de foudre se fit bientôt entendre ; et le bras de la rivière, s’échappant furieux de son lit, vint prendre à revers cet énorme amas de glaces qui n’ayant rencontré jusque-là aucun obstacle, poursuivait toujours sa marche triomphante. On crut, pendant un moment, que cette attaque brusque et rapide, que cette pression soudaine refoulerait une grande partie des glaces du côté du nord, comme le capitaine l’avait espéré. Il s’opéra même un changement momentané qui la refoula du côté des spectateurs ; mais cet incident, si favorable en apparence à la délivrance de Dumais, fut d’une bien courte durée ; car, le lit de la rivière se trouvant trop resserré pour leur livrer passage, il se fit un temps d’arrêt pendant lequel, s’amoncelant les unes au-dessus des autres, les glaces formèrent une digue d’une hauteur prodigieuse ; et un déluge de flots, obstrué d’abord par cette barrière infranchissable, se répandit ensuite au loin sur les deux rives, et inonda même la plus grande partie du village. Cette inondation soudaine, en forçant les spectateurs à chercher un lieu de refuge sur les écores de la rivière, fit évanouir le dernier espoir de secourir l’infortuné Dumais.

Ce fut un long et opiniâtre combat entre le puissant élément et l’obstacle qui interceptait son cours ; mais enfin ce lac immense, sans cesse alimenté par la rivière principale et par ses affluents, finit par s’élever jusqu’au niveau de la digue qu’il sapait en même temps par la base. La digue, pressée par ce poids énorme, s’écroula avec un fracas qui ébranla les deux rives. Comme la Rivière-du-Sud s’élargit tout à coup au-dessous du bras Saint-Nicolas, son affluent, cette masse compacte, libre de toute obstruction, descendit avec la rapidité d’une flèche ; et ce fut ensuite une course effrénée vers la cataracte qu’elle avait à franchir avant de tomber dans le bassin sur les rives du Saint-Laurent.

Dumais avait fait, avec résignation, le sacrifice de sa vie  : calme au milieu de ce désastre, les mains jointes sur la poitrine, le regard élevé vers le ciel, il semblait absorbé dans une méditation profonde, comme s’il eût rompu avec tous les liens de ce monde matériel.

Les spectateurs se portèrent en foule vers la cataracte, pour voir la fin de ce drame funèbre. Grand nombre de personnes, averties par la cloche d’alarme, étaient accourues de l’autre côté de la rivière, et avaient aussi dépouillé les clôtures de leurs écorces de cèdre pour en faire des flambeaux. Toutes ces lumières en se croisant répandaient une vive clarté sur cette scène lugubre. On voyait, à quelque distance, le manoir seigneurial, longue et imposante construction au sud-ouest de la rivière, et assis sur la partie la plus élevée d’un promontoire qui domine le bassin et court parallèle à la cataracte. À environ cent pieds du manoir, s’élevait le comble d’un moulin à scie dont la chaussée était attenante à la chute même. À deux cents pieds du moulin, sur le sommet de la chute, se dessinaient les restes d’un îlot sur lequel, de temps immémorial, les débâcles du printemps opéraient leur œuvre de destructiona. Bien déchu de sa grandeur primitive – car il est probable qu’il avait jadis formé une presqu’île avec le continent, dont il formait l’extrémité – cet îlot formait à peine une surface de douze pieds carrés à cette époque.

De tous les arbres qui lui donnaient autrefois un aspect si pittoresque, il ne restait plus qu’un cèdre séculaire. Ce vétéran, qui pendant tant d’années, avait bravé la rage des autans et des débâcles périodiques de la Rivière-du-Sud, avait fini par succomber à demi dans cette lutte formidable. Rompu par le haut, sa tête se balançait alors tristement au-dessus de l’abîme, vers lequel, un peu penché lui-même, il menaçait de disparaître bien vite, privant ainsi l’îlot de son dernier ornement. Plusieurs cents pieds séparaient cet îlot d’un moulin à farine situé au nord-est de la cataracte.

Par un accident de terrain, cette prodigieuse agglomération de glaces qui, attirées par la chute, descendaient la rivière avec la rapidité d’un trait, s’engouffrèrent presque toutes entre l’îlot et le moulin à farine dont elles rasèrent l’écluse en quelques secondes ; puis, s’amoncelant au pied de l’écore jusqu’au faîte du moulin, elles finirent par l’écraser lui-même. La glace ayant pris cette direction, le chenal entre le moulin à scie et l’îlot se trouvait relativement à peu près libre.

La foule courait toujours le long du rivage en suivant des yeux, avec une anxiété mêlée d’honneur, cet homme qu’un miracle seul pouvait sauver d’une mort atroce et prématurée.

En effet, parvenu à environ trente pieds de l’îlot, la glace qui emportait Dumais suivait visiblement une direction qui l’éloignait du seul refuge que semblait lui offrir la Providence lorsqu’une banquise, qui descendait avec une rapidité augmentée par sa masse énorme, frappant avec violence un de ses angles, lui imprima un mouvement contraire. Lancée alors avec une nouvelle impétuosité, elle franchit la partie de l’îlot que l’eau envahissait déjà et assaillit le vieux cèdre, seule barrière qu’elle rencontrait sur la cime de la cataracte.

L’arbre, ébranlé par ce choc imprévu, frémit de tout son corps ; sa tête déjà brisée se sépara du tronc et disparut dans les flots d’écumes. Déchargé de ce poids, le vieil arbre se redressa tout à coup ; et athlète encore redoutable, se prépara à soutenir une nouvelle lutte avec d’anciens ennemis dont il avait tant de fois triomphé.

Cependant Dumais, lancé en avant par ce choc inattendu, saisit le tronc du vieux cèdre qu’il enlaça de ses deux bras avec une étreinte convulsive ; et, se soulevant sur une jambe, seul point d’appui qui lui restait, il s’y cramponna avec la ténacité d’un mourant, tandis que la glace sur laquelle reposait son pied unique, soulevée par l’eau qui augmentait à chaque instant de volume, et qui, attirée par deux courants contraires, oscillait de droite et de gauche, et menaçait à chaque instant de lui retirer ce faible appui. Il ne manquait rien à cette scène d’horreur si grandiose  !

Les flambeaux agités sur les deux plages reflétaient une lueur sinistre sur les traits cadavéreux, sur les yeux glauques et à moitié sortis de leur orbite de cette victime suspendue sur les dernières limite de la mort  ! Certes, Dumais était un homme courageux ; il avait déjà, à diverses époques, fait preuve d’une bravoure héroïque ; mais, dans cette position exceptionnelle et inouïe, il lui était bien permis d’être complètement démoralisé.

Cependant, Marcheterre et ses amis conservaient encore quelque espoir de salut.

Avisant, sur la plage, près du moulin à scie, deux grandes pièces de bois carré, ils se hâtèrent de les transporter sur un rocher qui avançait dans la rivière à environ deux cents pieds au-dessus de la chute. En liant chacune de ces pièces avec un câble et les lançant successivement, ils espéraient que le courant les porterait sur l’îlot. Vain espoir  ! efforts inutiles  !

l’impulsion n’était pas assez forte ; et les pièces, empêchées d’ailleurs par la pesanteur des câbles, dérivaient toujours entre la plage et l’îlot.

Il semblerait impossible d’ajouter une nuance à ce tableau unique dans son atroce sublimité, d’augmenter l’émotion douloureuse des spectateurs, pétrifiés à la vue de cet homme prêt à disparaître à chaque instant dans le gouffre béant de la cataracte.

Il se passait pourtant sur le rivage une scène aussi sublime, aussi grandiose. C’était la religion offrant ses consolations au chrétien prêt à franchir le terrible passage de la vie à la mort. Le vieux curé de la paroisse, que son ministère avait appelé auprès d’un malade avant la catastrophe, était accouru sur le lieu du désastre. C’était un vieillard nonagénaire de la plus haute stature ; le poids des années n’avait pu courber la taille de ce Nestor moderne, qui avait baptisé et marié tous ses paroissiens, dont il avait enseveli trois générations. Sa longue chevelure, blanche comme de la neige, agitée par la brise nocturne, lui donnait un air inspiré et prophétique. Il se tenait là, debout sur la rive, les deux mains étendues vers le malheureux Dumais. Il l’aimait  : il l’avait baptisé ; il lui avait fait faire cet acte touchant du culte catholique qui semble changer subitement la nature de l’enfant et le faire participer à la nature angélique, il aimait aussi Dumais parce qu’il l’avait marié à une jeune orpheline qu’il avait élevée avec tendresse et que cette union rendait heureuse ; il l’aimait parce qu’il avait baptisé ses deux enfants qui faisaient la joie de sa vieillesse.

Il était là, sur le rivage, comme l’ange des miséricordes, l’exhortant à la mort, et lui donnant non seulement toutes les consolations que son ministère sacré lui dictait, mais aussi lui adressant ces paroles touchantes qu’un cœur tendre et compatissant peut seul inspirer. Il le rassurait sur le sort de sa famille dont le seigneur de Beaumont prendrait soin, quand, lui, vieillard sur le bord de sa fosse, n’existerait plus. Mais, voyant que le péril devenait de plus en plus imminent, que chaque nouvelle secousse imprimée à l’arbre semblait paralyser les forces du malheureux Dumais, il fit un grand effort sur lui-même, et lui cria d’une voix forte, qu’il tâchait de raffermir, mais qui se brisa en sanglot  : « Mon fils, faites un acte de contrition, je vais vous absoudre de tous vos péchés. » Le vieux pasteur, après avoir payé ce tribut de sensibilité à la nature, reprit d’une voix forte qui s’éleva vibrante au milieu du bruit assourdissant de la cataracte  : « Mon fils, au nom du Dieu tout-puissant, au nom de Jésus-Christ, son Fils, qui m’a donné les pouvoirs de lier et de délier sur la terre, au nom du Saint-Esprit, je vous absous de tous vos péchés. Ainsi soit-il  ! » Et la foule répéta en sanglotant  : « Ainsi soit- il  ! » La nature voulut reprendre ses droits sur les devoirs de l’homme de Dieu, et les sanglots étouffèrent de nouveau sa voix ; mais, dans cette seconde lutte, le devoir impérieux du ministre des autels vainquit encore une fois la sensibilité de l’homme et du vieillard.

— À genoux, mes frères, dit-il, je vas réciter les prières des agonisants.

Et la voix du vieux pasteur domina de nouveau celle de la tempête, lorsqu’il s’écria, les deux mains étendues vers l’holocauste  :

« Partez de ce monde, âme chrétienne, au nom de Dieu le Père tout-puissant qui vous a créée ; au nom de Jésus-Christ, Fils du Dieu vivant, qui a souffert pour vous ; au nom du Saint-Esprit qui vous a été donné ; au nom des Anges et des Archanges ; au nom des Trônes et des Dominations ; au nom des Principautés et des Puissances ; au nom des Chérubins et des Séraphins, au nom des Patriarches et des Prophètes ; au nom des saints Apôtres et des Évangélistes ; au nom des saints Moines et Solitaires ; au nom des saintes Vierges et de tous les Saints et Saintes de Dieu. Qu’aujourd’hui votre séjour soit dans la paix, et votre demeure dans la sainte Sion. Par Jésus- Christ Notre-Seigneur. Ainsi soit-il. » Un silence de mort avait succédé à cette scène lugubre, quand tout à coup des cris plaintifs se firent entendre derrière la foule pressée sur le rivage  : c’était une femme, les vêtements en désordre, les cheveux épars, qui, portant un enfant dans ses bras, et traînant l’autre d’une main, accourait vers le lieu du sinistre. Cette femme était l’épouse de Dumais, qu’un homme officieux avait été prévenir, sans précaution préalable, de l’accident arrivé à son mari, dont elle attendait à chaque instant le retour.

Demeurant à une demi-lieue du village, elle avait bien entendu le tocsin ; mais, seule chez elle avec ses enfants, qu’elle ne pouvait laisser, elle s’était résignée, quoique très inquiète, à attendre l’arrivée de son mari pour se faire expliquer la cause de cette alarme.

Cette femme, à la vue de ce qu’elle avait de plus cher au monde suspendu au-dessus de l’abîme, ne poussa qu’un seul cri, mais un cri si déchirant, qu’il pénétra comme une lame d’acier dans le cœur des spectateurs ; et, perdant aussitôt connaissance, elle tomba comme une masse inerte sur le rivage. On s’empressa de la transporter au manoir seigneurial, où les soins les plus touchants lui furent prodigués par madame de Beaumont et sa famille.

Quand à Dumais, à l’aspect de sa femme et de ses enfants, une espèce de rugissement de jaguar, un cri rauque, surhumain, indéfinissable qui porta l’effroi dans l’âme des spectateurs, s’échappa de sa poitrine oppressée ; et il sembla tomber ensuite dans un état d’insensibilité qui ressemblait à la mort.

Ce fut au moment précis où le vieux pasteur administrait le sacrement de pénitence, que Jules d’Haberville, Arché de Locheill et leur compagnon arrivèrent sur les lieux. Jules fendit la foule, et prit place entre le vénérable curé et son oncle de Beaumont ; Arché, au contraire, s’avança sur le rivage, se croisa les bras, saisit d’un coup d’œil rapide tout l’ensemble de cette scène de désolation, et calcula les chances de salut.

Après une minute de réflexion, il bondit plutôt qu’il ne courut vers le groupe où se tenait Marcheterre ; et, tout en se dépouillant à la hâte de ses vêtements, il lui donna ses instructions. Ses paroles furent brèves, claires et concises  :

« Capitaine, je nage comme un poisson, j’ai l’haleine d’un amphibie ; le danger n’est pas pour moi, mais pour ce malheureux, si je heurtais la glace en l’abordant. Arrêtez-moi d’abord à une douzaine de pieds de l’îlot, afin de mieux calculer la distance et d’amortir ensuite le choc  : votre expérience fera le reste. Maintenant une corde forte, mais aussi légère que possible, et un bon nœud de marin. » Il dit ; et, tandis que le vieux capitaine lui attachait l’amarre sous le bras, il se ceignit lui-même le corps d’une autre corde, dont il fit un petit rouleau qu’il tint dans la main droite. Ainsi préparé, il s’élança dans la rivière où il disparut un instant ; mais quand il revint sur l’eau, le courant l’entraînait rapidement vers le rivage. Il fit alors tous les efforts prodigieux d’un puissant nageur pour aborder l’îlot, sans pouvoir réussir ; ce que voyant Marcheterre, il se hâta en descendant le long de la grève, de le ramener à terre avant que ses forces fussent épuisées. Une fois sur le rivage, de Locheill reprit aussitôt sa course vers le rocher.

Les spectateurs respirèrent à peine lorsqu’ils virent Arché se précipiter dans les flots pour secourir Dumais qu’ils avaient désespéré de sauver. Tout le monde connaissait la force herculéenne de Locheill et ses exploits aquatiques dans les visites fréquentes qu’il faisait au seigneur de Beaumont avec son ami Jules, pendant leurs vacances du collège. Aussi l’anxiété avait-elle été à son comble pendant la lutte terrible du jeune homme, repoussé sans cesse vers le rivage malgré des efforts qui semblaient surhumains, et un cri de douleur s’était échappé de toutes les poitrines en voyant la défaite.

Jules d’Haberville n’avait eu aucune connaissance de cette tentative de sauvetage de son ami de Locheill. D’une nature très impressionnable, il n’avait pu soutenir, à son arrivée sur la plage, le spectacle déchirant d’une si grande infortune. Après un seul regard empreint de la plus ineffable compassion, il avait baissé les yeux vers la terre, et il ne les en avait plus détachés. Cet homme suspendu par un fil sur ce gouffre béant, ce vieux et vénérable prêtre administrant à haute voix, sous la voûte des cieux, le sacrement de pénitence, ces prières des agonisants adressées à Dieu pour un homme dans toute la force de la virilité, cette sublime évocation qui ordonne à l’âme, au nom de toutes les puissances célestes, de se détacher d’un corps où coule avec abondance la sève vigoureuse de la vie, tout lui semblait l’illusion d’un rêve affreux.

Jules d’Haberville, entièrement absorbé par ces émotions navrantes, n’avait donc eu aucune connaissance des efforts qu’avait faits son ami pour sauver Dumais. Il avait seulement entendu, après la tentative infructueuse de Locheill, les cris lugubres de la foule qu’il avait attribués à une nouvelle péripétie de cette scène de désolation, dont il détournait ses regards.

Ce n’était pas un lien ordinaire entre amis qui l’attachait à son frère par adoption ; c’était cet amour de David et de Jonathas, plus aimable, suivant l’expression emphatique de l’Écriture, que l’amour d’aucune femme. Jules n’épargnait pas ses railleries à Arché, qui ne faisait qu’en rire ; mais c’était bien à lui, auquel il ne permettait à personne de toucher. Malheur à celui qui eût offensé de Locheill devant l’impétueux jeune homme  !

D’où venait cette grande passion  ? il n’y avait pourtant, en apparence, aucun rapport dans leur caractère. Arché était plutôt froid qu’expansif, tandis qu’une exubérance de sentiments exaltés débordait dans l’âme de Jules. Il y avait néanmoins une similitude bien précieuse  : un cœur noble et généreux battait sous la poitrine des deux jeunes gens.

José, lui, qui n’avait rien perdu des préparatifs de Locheill à son arrivée, et qui connaissait la violence des passions d’Haberville, son jeune maître, s’était glissé derrière lui, prêt à comprimer par la force physique cette âme fougueuse et indomptable.

L’anxiété des spectateurs fut à son comble à la seconde tentative d’Arché pour sauver Dumais, qu’ils croyaient perdu sans ressource aucune.

Tous les yeux étaient tournés, avec un intérêt toujours croissant, vers ce malheureux, dont le tremblement convulsif annonçait qu’il perdait graduellement ses forces, à chaque secousse du vieux cèdre, et à chaque oscillation de la glace qui roulait sous son pied. La voix brisée du vieux pasteur, criant pitié au Dieu des miséricordes, interrompait seule ce silence de la tombe.

Les premiers efforts inutiles de Locheill n’avaient servi qu’à l’exalter davantage dans son œuvre de dévouement, il avait, avec une abnégation bien rare, fait le sacrifice de sa vie. La corde, sa seule chance de salut, pouvait fort bien se rompre lorsqu’elle serait surchargée d’un double poids, et exposée de plus à l’action d’un torrent impétueux. Il était aussi trop habile nageur pour ignorer le danger de remorquer un homme incapable de s’aider d’aucune manière. Il savait qu’il aurait en outre à demeurer sous l’eau, sans respirer, jusqu’à ce qu’il eût atteint le rivage.

Conservant néanmoins tout son sang-froid, il se contenta de dire à Marcheterre  :

— Il faut changer de tactique  : c’est ce rouleau, que je tenais dans ma main droite, qui a d’abord paralysé mes forces lorsque je me suis élancé dans la rivière, et ensuite lorsque j’ai voulu aborder l’îlot.

Il élargit alors le diamètre du nœud de la corde, qu’il passa de son épaule droite sous son aisselle gauche, pour laisser toute liberté d’action à ses deux bras. Ces précautions prises, il fit un bon de tigre, et disparaissant aussitôt sous les flots qui l’emportaient avec la vitesse d’un cheval lancé à la course, il ne reparut qu’à environ douze pieds de l’îlot, arrêté par la corde que raidit Marcheterre, ainsi qu’ils en étaient convenus. Ce mouvement pensa lui être funeste, car, perdant l’équilibre, il fut renversé la tête sous l’eau, tandis que le reste de son corps surnageait horizontalement sur la rivière.

Son sang-froid, très heureusement, ne l’abandonna pas un instant dans cette position critique, confiant qu’il était dans l’expérience du vieux marin. En effet, celui-ci, lâchant tout à coup deux brasses de l’amarre par un mouvement saccadé, de Locheill, se servant d’un de ces tours de force connus des habiles nageurs, ramena subitement ses talons à s’en frapper les reins ; puis, se raidissant les jambes pour battre l’eau perpendiculairement, tandis qu’il secondait cette action en nageant alternativement des deux mains, il reprit enfin l’équilibre. Présentant alors l’épaule gauche pour se préserver la poitrine d’un choc qui aurait pu lui être aussi funeste qu’à Dumais, il aborda le lieu du sinistre avec la vitesse de l’éclair.

Dumais, malgré son état de torpeur apparente, malgré son immobilité, n’avait pourtant rien perdu de tout ce qui se passait. Un rayon d’espoir, bien vite évanoui, avait lui au fond de son cœur déchiré par tant d’émotions sanglantes à la vue des premières tentatives de son libérateur, mais cette espérance s’était ravivée de nouveau en voyant le bond surhumain que fit de Locheill s’élançant de la cime du rocher.

Celui-ci avait à peine, en effet, atteint la glace où il se cramponnait d’une seule main, pour dégager, de l’autre, le rouleau de corde qui l’enlaçait, que Dumais, lâchant le cèdre protecteur, prit un tel élan sur sa jambe unique, qu’il vint tomber dans les bras d’Arché.

Le torrent impétueux envahit aussitôt l’extrémité de la glace qui, surchargée d’un double poids, se cabra comme un cheval fougueux. Et cette masse lourde, que les flots poussaient avec une force irrésistible, retombant sur le vieux cèdre, le vétéran, après une résistance inutile, s’engouffra dans l’abîme, entraînant dans sa chute une portion du domaine sur lequel il avait régné en souverain pendant des siècles.

Ce fut une immense clameur sur les deux rives de la Rivière-du-Sud ; acclamation triomphante des spectateurs les plus éloignés et cri déchirant d’angoisse sur la rive la plus rapprochée du théâtre où s’était joué ce drame de vie et de mort. En effet, tout avait disparu comme si la baguette d’un enchanteur puissant eût frappé la scène et les acteurs qui avaient inspiré un intérêt si palpitant d’émotions. Le haut de la cataracte n’offrit plus, dans toute sa largeur, entre les deux rives, que le spectacle attristant des flots pressés qui se précipitaient dans le bassin avec un bruit formidable, et le rideau d’écume blanche qui s’élevait jusqu’à son niveau.

Jules d’Haberville n’avait reconnu son ami qu’au moment où il s’était précipité, pour la seconde fois, dans les flots.

Souvent témoin de ses exploits natatoires, connaissant sa force prodigieuse, il n’avait d’abord montré qu’un étonnement mêlé de stupeur, mais quand il le vit disparaître sous l’eau, il poussa ce cri délirant que fait une tendre mère à la vue du cadavre sanglant de son fils unique ; et, en proie à une douleur insensée, il allait se précipiter dans le torrent, quand il se sentit étreint par les deux bras de fer de José.

Supplications, menaces, cris de rage et de désespoir, coups désespérés, morsures, tout fut inutile pour faire lâcher prise au fidèle serviteur.

— C’est bon, mon cher monsieur Jules, disait José, frappez, mordez, si ça vous soulage, mais au nom de Dieu, calmez-vous ; votre ami va bientôt reparaître, vous savez qu’il plonge comme un marsouin, et qu’on ne voit jamais l’heure qu’il reparaisse, quand une fois il est sous l’eau. Calmez- vous, mon cher petit monsieur Jules, vous ne voudriez pas faire mourir ce pauvre José qui vous aime tant, qui vous a tant porté dans ses bras. Votre père m’a envoyé vous chercher à Québec ; je réponds de vous corps et âme, et il n’y aura pas de ma faute si je manque à vous ramener vivant. Sans cela, voyez-vous, monsieur Jules, une bonne balle dans la tête du vieux José… Mais, tenez, voilà le capitaine qui hâle l’amarre à force de bras ; et soyez sûr que monsieur Arché est au bout et plein de vie.

En effet, Marcheterre, aidé de ses amis, s’empressait, tout en descendant le long de la grève, de retirer, à fortes et rapides brassées, la corde à laquelle il sentait un double poids.

Il leur fallut de grands efforts pour dégager de Locheill, une fois en sûreté sur la plage, de l’étreinte de Dumais, qui ne donnait pourtant aucun signe de vie. Arché, au contraire, délivré de cette étreinte qui l’étouffait, vomit trois ou quatre gorgées d’eau, respira bruyamment et dit  :

— Il n’est pas mort ; il ne peut être qu’asphyxié ; il vivait il y a une minute à peine.

On se hâta de transporter Dumais au manoir seigneurial, où des soins empressés et entendus lui furent prodigués. Au bout d’une demi-heure, des gouttes d’une sueur salutaire perlèrent sur son front, et, peu de temps après, il rouvrait des yeux hagards, qu’il promena longtemps autour de lui, et qui se fixèrent enfin sur le vieux curé. Celui-ci approcha son oreille de la bouche de Dumais, et les premières paroles qu’il recueillit furent  : Ma femme  ! mes enfants  ! monsieur Arché  !

— Soyez sans inquiétude, mon cher Dumais, dit le vieillard  : votre femme est revenue de son évanouissement ; mais, comme elle vous croit mort, il me faut de grandes précautions pour lui annoncer votre délivrance, tant d’émotions subites pourraient la tuer. Aussitôt qu’il sera prudent de le faire, je l’amènerai près de vous ; je vais l’y préparer. En attendant, voici M. de Locheill, à qui, après Dieu, vous devez la vie.

À la vue de son sauveur, qu’il n’avait pas encore distingué des autres assistants, il se fit une réaction dans tout le système du malade. Il entoura Arché de ses bras, et, pressant ses lèvres sur sa joue, des larmes abondantes coulèrent dans ses yeux.

— Comment m’acquitter envers vous, dit-il, de ce que vous avez fait pour moi, pour ma pauvre femme et pour mes pauvres enfants  !

— En recouvrant promptement la santé, répondit gaiement de Locheill. Le seigneur de Beaumont a fait partir un émissaire à toute bride pour amener le plus habile chirurgien de Québec, et un autre pour préparer des relais de voitures sur toute la route, en sorte que, demain, à midi, au plus tard, votre mauvaise jambe serra si bien collée, que, dans deux mois, vous pourrez faire à l’aise le coup de fusil avec vos anciens amis les Iroquois.

Lorsque le vieux pasteur entra dans la chambre où l’on avait transporté sa fille d’adoption, elle était à demi couchée sur un lit, tenant son plus jeune enfant dans ses bras, tandis que l’autre dormait à ses pieds. Pâle comme la statue de la mort, froide et insensible à tout ce que madame de Beaumont et d’autres dames du village pouvaient lui dire pour calmer son désespoir, elle répétait sans cesse  : Mon mari  ! mon pauvre mari  ! je n’aurai pas même la triste consolation d’embrasser le corps froid de mon cher mari, du père de mes enfants  !

En apercevant le vieux curé, elle s’écria, les bras tendus vers lui  :

— Est-ce vous, mon père, qui m’avez donné tant de preuves d’affection depuis mon enfance, qui venez maintenant m’annoncer que tout est fini  ? Oh  ! non ; je connais trop votre cœur  : ce n’est pas vous qui vous êtes chargé d’un tel message pour l’orpheline que vous avez élevée. Parlez, je vous en conjure, vous dont la bouche ne profère que des paroles consolantes.
— Votre époux, dit le vieillard, recevra une sépulture chrétienne.
— Il est donc mort  ! s’écria la pauvre femme ; et des sanglots s’échappèrent, pour la première fois, de sa poitrine oppressée.

C’était la réaction qu’attendait le vieux pasteur.

— Ma chère fille, reprit-il, vous demandiez comme faveur unique, il n’y a qu’un instant, d’embrasser le corps inanimé de votre mari, et Dieu vous a exaucée. Ayez confiance en lui ; car la main puissante qui l’a retiré de l’abîme, peut aussi lui rendre la vie.

La jeune femme ne répondit que par de nouveaux sanglots.

– C’est le même Dieu d’ineffable bonté, continua le vieux pasteur, qui dit à Lazare dans la tombe  : « Levez-vous, mon ami, je vous l’ordonne ». Tout espoir n’est pas perdu, car votre mari, dans son état d’horribles souffrances…

La pauvre femme, qui avait écouté jusque-là son vieil ami sans trop comprendre, sembla s’éveiller d’un affreux cauchemar, et, pressant dans ses bras ses deux enfants endormis, elle s’élança vers la porte.

Peindre l’entrevue de Dumais avec sa famille, serait au-dessus de toute description. L’imagination seule des âmes sensibles peut y suppléer. Il est souvent facile d’émouvoir en offrant un tableau de malheur, de souffrances atroces, de grandes infortunes, mais s’agit-il de peindre le bonheur, le pinceau de l’artiste s’y refuse et ne trace que de pâles couleurs sur le canevas.

— Allons souper maintenant, dit M. de Beaumont à son ancien et vénérable ami  : nous en avons tous grand besoin, surtout ce noble et courageux jeune homme, ajouta-t-il, en montrant de Locheill.
— Doucement, doucement, mon cher seigneur, dit le vieux curé. Il nous reste un devoir plus pressant à remplir  : c’est de remercier Dieu, dont la protection s’est manifestée d’une manière si éclatante  !

Tous les assistants s’agenouillèrent ; et le vieux curé, dans une courte mais touchante prière, rendit grâce à Celui qui commande à la mer en courroux, à Celui qui tient dans ses mains puissantes la vie et la mort de ses faibles créatures.

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Extrait de : Les Anciens Canadiens.

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- FIN -

Biographie et autres contes de Philippe Aubert de Gaspé.

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