touslescontes.com |
touslescontes.com est une bibliothèque virtuelle qui contient un grand nombre d’histoires puisées dans le domaine public, ou confiées par des auteurs contemporains. Des contes merveilleux, des récits historiques, des légendes traditionnelles… Des contes de tous les continents et de toutes les cultures…
|
Descend to darkness, and the burning laks : C’était le mardi gras de l’année 17--. Je revenais à Montréal, après cinq ans de séjour dans le Nord-Ouest. Il tombait une neige collante, et, quoique le temps fut très calme, je songeai à camper de bonne heure ; j’avais un bois d’une lieue à passer, sans habitation ; et je connaissais trop bien le climat pour m’y engager à l’entrée de la nuit. Ce fut donc avec une vraie satisfaction que j’aperçus, au bord de ce bois, une petite maison où j’entrai demander à couvert. Il n’y avait que trois personnes dans ce logis lorsque j’y arrivai : un vieillard d’une soixantaine d’années, sa femme et une jeune et jolie fille de dix-sept à dix-huit ans, qui chaussait un bas de laine bleue dans un coin de la chambre, le dos tourné à nous, bien entendu ; en un mot, elle achevait sa toilette. « Tu ferais mieux de ne pas y aller, Marguerite », avait dit le père, comme je franchissais le seuil de la porte. Il s’arrêta tout court en me voyant, et, me présentant un siège, il me dit avec politesse : – Donnez-vous la peine de vous asseoir, monsieur ; vous paraissez fatigué. Femme, rince un verre ; monsieur prendra un coup, ça le délassera. Les habitants n’étaient pas aussi cossus dans ce temps-là qu’ils le sont aujourd’hui ; oh ! non. La bonne femme prit un petit verre sans pied, qui servait à deux fins, savoir : à boucher la bouteille et ensuite à abreuver le monde ; puis, le passant deux à trois fois dans le seau à boire suspendu à un crochet de bois derrière la porte, le bonhomme me le présenta encore tout brillant des perles de l’ancienne liqueur, que l’eau n’avait pas entièrement détachée, et me dit : – Prenez, monsieur, c’est de la franche eau-de-vie, et de la vergeuse ; on n’en boit guère de semblable depuis que l’anglais a pris le pays. Pendant que le bonhomme me faisait des politesses, la jeune fille ajustait une fontange autour de sa coiffe de mousseline en se mirant dans le même seau qui avait servi à rincer mon verre ; car les miroirs n’étaient pas communs alors chez les habitants. Sa mère la regardait en-dessous, avec complaisance, tandis que le bonhomme paraissait peu content. – Encore une fois, dit-il en se relevant de devant la porte du poêle et en assujettissant sur sa pipe un charbon ardent d’érable, avec son couteau plombé, tu ferais mieux de ne pas y aller, Marguerite. Le nom de José sembla radoucir le bonhomme. – C’est vrai, c’est vrai, dit-il entre ses dents : mais promets-moi toujours de ne pas danser sur le mercredi des cendres : tu sais ce qui est arrivé à Rose Latulipe... Et en effet, on avait entendu une voiture ; un gaillard, assez bien découplé, entra en sautant et en se frappant les deux pieds l’un contre l’autre ; ce qui couvrit l’entrée de la chambre d’une couche de neige d’un demi-pouce d’épaisseur. José fit le galant ; et vous auriez bien ri, vous autres qui êtes si bien nippés, de le voir dans son accoutrement des dimanches : d’abord un bonnet gris lui couvrait la tête, un capot d’étoffe noire dont la taille lui descendait six pouces plus bas que les reins, avec une ceinture de laine de plusieurs couleurs qui lui battait sur les talons ; et enfin une paire de culottes vertes à mitasses, bordées en tavelle rouge, complétait cette bizarre toilette. – Je crois, dit le bonhomme, que nous allons avoir un furieux temps ; vous feriez mieux d’enterrer le Mardi-Gras avec nous. Le bonhomme fut réduit enfin au silence ; le galant fit embarquer sa belle dans sa carriole, sans autre chose sur la tête qu’une coiffe de mousseline, par le temps qu’il faisait ; l’enveloppa dans une couverte ;car il n’y avait que les gros qui eussent des robes de peaux dans ce temps-là ; donna un vigoureux coup de fouet à Charmante, qui partit au petit galop, et dans un instant ils disparurent gens et bête dans la poudrerie. – Il faut espérer qu’il ne leur arrivera rien de fâcheux, dit le vieillard en chargeant de nouveau sa pipe. Il y avait autrefois un nommé Latulipe, qui avait une fille dont il était fou ; en effet, c’était une jolie brune que Rose Latulipe : mais elle était un peu scabreuse pour ne pas dire éventée. Elle avait un amoureux nommé Gabriel Lepard, qu’elle aimait comme la prunelle de ses yeux ; cependant, quand d’autres l’accostaient, on dit qu’elle lui en faisait passer ; elle aimait beaucoup les divertissements, si bien qu’un jour de Mardi-Gras, un jour comme aujourd’hui, il y avait plus de cinquante personnes assemblées chez Latulipe ; et Rose, contre son ordinaire, quoique coquette, avait tenu, toute la soirée, fidèle compagnie à son prétendu : c’était assez naturel ; ils devaient se marier à Pâques suivant. Il pouvait être onze heures du soir, lorsque tout-à-coup, au milieu d’un cotillon, on entendit une voiture s’arrêter devant la porte. Plusieurs personnes coururent aux fenêtres, et frappant avec leurs poings sur les châssis, en dégagèrent la neige collée en dehors, afin de voir le nouvel arrivé, car il faisait bien mauvais. « Certes ! cria quelqu’un, c’est un gros ; comptes-tu, Jean, quel beau cheval noir ; comme les yeux lui flambent ; on dirait, le diable m’emporte, qu’il va grimper sur la maison. » Pendant ce discours, le monsieur était entré et avait demandé au maître de la maison la permission de se divertir un peu. « C’est trop d’honneur nous faire, avait dit Latulipe, dégrayez-vous, s’il vous plaît, nous allons faire dételer votre cheval. » L’étranger s’y refusa absolument, sous prétexte qu’il ne resterait qu’une demi-heure, étant très pressé. Il ôta cependant un superbe capot de chat sauvage et parut habillé en velours noir et galonné sur tous les sens. Il garda ses gants dans ses mains, et demanda permission de garder aussi son casque ; se plaignant du mal de tête. – Monsieur prendrait bien un coup d’eau-de-vie, dit Latulipe en lui présentant un verre. L’inconnu fit une grimace infernale en l’avalant ; car Latulipe, ayant manqué de bouteilles, avait vidé l’eau bénite de celle qu’il tenait à la main, et l’avait remplie de cette liqueur. C’était bien mal au moins. Il était beau cet étranger, si ce n’est qu’il était très brun et avait quelque chose de sournois dans les yeux. Il s’avança vers Rose, lui prit les deux mains et lui dit : – J’espère, ma belle demoiselle, que vous serez à moi ce soir et que nous danserons toujours ensemble. L’inconnu n’abandonna pas Rose du reste de la soirée, en sorte que le pauvre Gabriel, renfrogné dans un coin, ne paraissait pas manger son avoine de trop bon appétit. Dans un petit cabinet qui donnait sur la chambre de bal, était une vieille et sainte femme qui, assise sur un coffre, au pied d’un lit, priait avec ferveur ; d’une main elle tenait un chapelet, et de l’autre se frappait fréquemment la poitrine. Elle s’arrêta tout-à-coup, et fit signe à Rose qu’elle voulait lui parler. – Écoute, ma fille, lui dit-elle ; c’est bien mal à toi d’abandonner le bon Gabriel, ton fiancé, pour ce monsieur. Il y a quelque chose qui ne va pas bien ; car chaque fois que je prononce les saints noms de Jésus et de Marie, il jette sur moi des regards de fureur. Vois comme il vient de nous regarder avec des yeux enflammés de colère. Minuit sonna et le maître du logis voulut alors faire cesser la danse, observant qu’il était peu convenable de danser sur le mercredi des cendres. – Encore une petite danse, dit l’étranger. L’infortunée Rose lui présenta la main qu’elle retira aussitôt en poussant un petit cri de douleur ; car elle s’était senti piquer ; elle devint pâle comme une morte, et prétendant un mal subit, elle abandonna la danse. Deux jeunes maquignons rentraient dans cet instant, d’un air effaré, et prenant Latulipe à part ils lui dirent : – Nous venons de dehors examiner le cheval de ce monsieur ; croiriez-vous que toute la neige est fondue autour de lui, et que ses pieds portent sur la terre ? Latulipe vérifia ce rapport et parut d’autant plus saisi d’épouvante, qu’ayant remarqué, tout-à-coup, la pâleur de sa fille auparavant, il avait obtenu d’elle un demi aveu de ce qui s’était passé entre elle et l’inconnu. La consternation se répandit bien vite dans le bal, on chuchotait, et les prières seules de Latulipe empêchaient les convives de se retirer. L’étranger, paraissant indifférent à tout ce qui se passait autour de lui, continuait ses galanteries auprès de Rose, et lui disait en riant, et tout en lui présentant un superbe collier en perles et en or : Ôtez votre collier de verre, belle Rose, et acceptez, pour l’amour de moi, ce collier de vraies perles. Or, à ce collier de verre, pendait une petite croix et la pauvre fille refusait de l’ôter. Cependant une autre scène se passait au presbytère de la paroisse, où le vieux curé, agenouillé depuis neuf heures du soir, ne cessait d’invoquer Dieu : le priant de pardonner les péchés que commettaient ses paroissiens dans cette nuit de désordre, le Mardi-Gras. Le saint vieillard s’était endormi, en priant avec ferveur, et était enseveli, depuis une heure, dans un profond sommeil, lorsque s’éveillant tout-à-coup, il courut à son domestique, en lui criant : Ambroise, mon cher Ambroise, lève-toi, et attèle vite ma jument. Au nom de Dieu, attèle vite. Je te ferai présent d’un mois, de deux mois, de six mois de gages. – Qu’y a-t-il ? monsieur, cria Ambroise, qui connaissait le zèle du charitable curé ; y a-t-il quelqu’un en danger de mort ? Au bout de cinq minutes, le curé était sur le chemin qui conduisait à la demeure de Latulipe, et, malgré le temps affreux qu’il faisait, avançait avec une rapidité incroyable ; c’était, voyez-vous, Sainte-Rose qui aplanissait la route. Il était temps que le curé arrivât ; l’inconnu en tirant sur le fil du collier l’avait rompu, et se préparait à saisir la pauvre Rose, lorsque le curé, prompt comme l’éclair, l’avait prévenu en passant son étole autour du cou de la jeune fille, et, la rapprochant de sa poitrine où il avait reçu son Dieu le matin, s’écria d’une voix tonnante : – Que fais-tu ici, malheureux, parmi des chrétiens ? Les assistants étaient tombés à genoux à ce terrible spectacle, et sanglotaient en voyant leur vénérable pasteur qui leur avait toujours paru si timide et si faible, et maintenant si fort et si courageux, face à face avec l’ennemi de Dieu et des hommes. – Je ne reconnais pas pour chrétiens, répliqua Lucifer en roulant des yeux ensanglantés, ceux qui, par mépris de votre religion, passent, à danser, à boire et à se divertir, des jours consacrés à la pénitence par vos préceptes maudits ; d’ailleurs cette jeune fille s’est donnée à moi, et le sang, qui a coulé de sa main, est le sceau qui me l’attache pour toujours. Cinq ans après, la cloche du couvent de... avait annoncé depuis deux jours qu’une religieuse, de trois ans de profession seulement, avait rejoint son époux céleste, et une foule de curieux s’étaient réunis dans l’église, de grand matin, pour assister à ses funérailles. Tandis que chacun assistait à cette cérémonie lugubre avec la légèreté des gens du monde, trois personnes paraissaient navrées de douleur : un vieux prêtre agenouillé dans le sanctuaire qui priait avec ferveur, un vieillard dans la nef qui déplorait en sanglotant la mort d’une fille unique, et un jeune homme, en habit de deuil, qui faisait ses derniers adieux à celle qui fut autrefois sa fiancée : la malheureuse Rose Latulipe. |
* Ce conte est dans le domaine public au Canada, mais il se peut qu'il soit encore soumis aux droits d'auteurs dans certains pays ; l'utilisation que vous en faites est sous votre responsabilité. Dans le doute ? Consultez la fiche des auteurs pour connaître les dates de (naissance-décès).
- FIN -
Biographie et autres contes de Philippe-Ignace-François Aubert de Gaspé. Pays : Canada | Corriger le pays de ce conte.Mots-clés : âme | chrétien | curé | danse | diable | eau-de-vie | habitant | mardi gras | Satan | veillée | Retirer ou Proposer un mot-clé pour ce conte. Proposer un thème pour ce conte. Signaler que ce conte n'est pas dans le domaine public et est protégé par des droits d'auteurs. © Tous les contes | Hébergé par le RCQ.
Concept et réalisation : André Lemelin à propos | droits d'auteurs | nous diffuser | publicité | ebook/epub
Ajouter des contes sur touslescontes.com
Des contes d'auteurs et de collecteurs : Grimm, Perraut, Andersen... Des contes traditionnels: Blanche neige, Le trois petits cochons, Aladin, ou la Lampe merveilleuse... Des contes français, chinois, russes, vietnamiens, anglais, danois...
|